MERCREDI 16 octobre
« Touche pas à Agathe, salopard ! » C’est par ces paroles peu courtoises que Jean-Jacques Dugenoux apostrophe et réveille Bajoues Profondes qui vient de piquer du nez et de la tête dans le décolleté de son épouse. La poitrine menue de cette dernière semble d’ailleurs peu confortable, mais Bajoues s’effondre où il peut.
Nous sommes à Clermont-Ferrand dans la salle Jean-Cocteau de la Maison de la Culture. Nous, ce sont les personnages qui occupent les deux premiers rangs face à la scène, des visages familiers qui chaque année se dérident à l’écoute des concerts que programme Xavier « Big Chief » Felgeyrolles (photo) dans le cadre de Jazz en Tête, qualitativement le meilleur festival de jazz de l’hexagone. A droite de Bajoues, Monsieur Michu ronge son frein. Jean-Jacques Dugenoux l'énerve. Expert en cochonnailles, ce dernier se dit aussi amateur de bons vins. Jazz en Tête est pour lui un prétexte. Clermont accueille ces jours-ci au Polydome le 6ème salon des vins du Languedoc et, quitte à enfermer son épouse dans sa chambre d’hôtel, il compte bien y goûter. Pour Philippe Etheldrède qui exhibe fièrement son Kodak Instamatic, ce casse-pieds ne fait aucune différence entre un blanc et un rouge. Un minable, tout simplement.
Jean-Jacques Dugenoux n’apprécie d’ailleurs pas Gonzalo Rubalcaba qui offre aux clermontois un concert en solo de toute beauté. Avec lui la phrase respire, chante des notes bleues avec gourmandise. Sa main gauche puissante les rythme ; la droite les colore, les trempe dans un bain d’harmonies. On perd parfois les thèmes dans ce ruissellement de couleurs en demi-teintes.
Le pianiste qui a beaucoup écouté Gabriel Fauré, Claude Debussy, se montre imprévisible, cultive un impressionnisme de bon ton et sophistique les standards qu’il reprend. Rubalcaba est aussi un virtuose de l’instrument et nous le rappelle dans les pièces afro-cubaines qui parsèment son répertoire. Son piano devient alors percussif, le rythme se fait chair.
C’est au tour de Catherine Russell de monter sur scène. Pendant quelques minutes votre Blogueur de Choc endosse son habit de Secrétaire Général de l’Académie du Jazz afin de lui remettre le Prix du Jazz Vocal 2012 pour son album “Strictly Romancin’”, trophée pieusement conservé par Hervé Cocotier, son tourneur, ici en photo.
Le père de Catherine, Luis Russell, fut l’un des pianistes et directeur musical de Louis Armstrong. Choriste très demandée, elle apprit le métier auprès de Paul Simon, de David Bowie, du groupe Steely Dan et de bien d’autres vedettes. Désormais à la tête de sa propre formation, elle met sa voix chaude, sensuelle que voile une légère raucité au service de vieilles chansons qu’elle affectionne, fait revivre avec talent et respect des mélodies qu’interprétèrent Fats Waller, Duke Ellington, Billy Strayhorn, Maxine Sullivan, Hoagy Carmichael. Avec elle, de bons musiciens, un pianiste qui pratique le stride et affectionne le boogie (Mark Shane), un guitariste aux chorus délicats (Matt Munisteri), un jeune adepte de la walking bass pour cadrer le tempo (Tal Ronen), la musique se passe très bien de batteur et se fait intimiste.
La soirée se poursuit à l’hôtel Oceania où logent les musiciens. Responsable du bar, la belle Olivia remplit les verres des soiffards. Des jam sessions s’y déroulent tard dans la nuit. Essiett Essiett tient parfois la contrebasse et Jeff Tain Watts fait merveille à la batterie. On y croise Circuit 24 qui fait rouler sur la moquette les petites voitures qu’il collectionne, Papy Jazz qui commente avec pertinence ce qu’il a vu et entendu, Daniel Desthomas (photo) qui, sur le festival, a de nombreuses histoires et anecdotes à raconter. Entre deux vins, Jean-Jacques Dugenoux a oublié un livre : “Mémoires du saumon dans le Brivadois”. Je ne le savais pas amateur de poissons.
JEUDI 17 octobre
Pour se réveiller, ce spectateur lambda a plongé sa tête dans l’aquarium de l’hôtel. Quant à Bajoues, il n’aime décidément pas grand-chose, n’apprécie pas l’excellente nourriture du Visconti, un nouveau restaurant italien de Clermont, et ne goûte pas davantage Prism, quartette de Dave Holland fortement électrique qui divise les amateurs de jazz. Philippe Etheldrède ne supporte pas plus que lui l’avalanche de décibels que produit la guitare de Kevin Eubanks. Ce dernier joue des chorus hendrixiens, mais peut aussi émettre de longues nappes de notes lorsque l’aspect modal de la musique le nécessite. Impérial à la contrebasse (une demi-caisse amplifiée), Holland arbitre les passes rythmiques qu’Eubanks et Eric Harland affectionnent.
Très en forme, assurant un drive puissant et binaire, le batteur fait tourner des rythmes funky qui enveloppent et hypnotisent. Seul Craig Taborn est un peu en retrait. Dans l’après-midi, le rideau de fer de la salle s’est abattu sur son Fender Rhodes et il a fallu lui en trouver un autre. « Un coup des communistes » marmonne Bajoues. Que la ville possède toujours une avenue de l’Union Soviétique ne semble pas déranger Craig, mais, mal à l’aise sur un instrument qui n’est pas le sien, il n’en tire pas les sons qu’il souhaite, cultive des solos abstraits et souvent dissonants. Au piano acoustique, il tempère le jeu bouillonnant du guitariste par un jeu d’une grande finesse harmonique. Avec ce groupe, Dave Holland rajeunit sa musique, revit ses années fusions, musique qu’il pratiquait au côté de Miles Davis au début des années 70. Et tournent les chevaux de bois…
Comme tous les soirs, c’est fête à l’Oceania. Ses salons du premier étage restaurent musiciens et journalistes affamés. Verrouillée par Phil Ethylhic, une grande table ronde attend les martyrs de la bouteille pour des dégustations de vins fins. Le nez proéminent, Philippe renifle les nectars, détecte les meilleurs crus. Taquin le Terrible enquiquine Dodo (photo) qui fournit tee-shirts et Saint-Nectaire et rajeunit chaque année.
Les verres tintinnabulent, les têtes s’échauffent. Rassurée après une dure journée, Sybille Soulier, l’attachée de presse du festival, virevolte entre les tables occupées. Il y a là Bernard Vasset grâce à qui les musiciens ne végètent pas à l’aéroport, et Michel, son neveu photographe dont on retrouve chaque année les photos dans les programmes du festival. Il est tard. Au rez-de-chaussée, la jam session attire du monde. Je retrouve Craig Taborn au bar, échange avec lui quelques drinks et m’accorde un repos mérité.
VENDREDI 18 octobre
Ma dernière nuit clermontoise. Le festival a commencé sans moi avec The Saxophone Summit et se termine demain soir avec le quartette de l’excellent saxophoniste Irving Acao et le trio d’Essiet Okon Essiet – Manuel Valera (piano) et Jeff Tain Watts (batterie). Mais ce soir, le festival accueille Kenny Garrett en quintette et j’assiste à un miracle : Bajoues Profondes apprécie le concert.
Plus que moi qui regrette la trop grande puissance sonore de l’orchestre. Ce n’est qu’après un séisme d'une heure, et le temps d’une ballade, que la musique devint parfaitement audible, que l’on put entendre le piano que couvrait jusque là un batteur trop puissant (McClenty Hunter), une contrebasse sur-amplifiée (Corcoran Holt). Le chant du saxophone s’élève alors, limpide et majestueux, moment de grâce dont profite la musique.
Kenny Garrett traîne avec lui une bande de fameux lascars. Au piano, Vernell Brown joue beaucoup comme McCoy Tyner et manque un peu de personnalité mais la section rythmique, de la lave en fusion, fait rouler une avalanche de notes dont on ne sort pas indemne. À l’alto et au soprano, le saxophoniste cherche la transe, souffle des chorus vertigineux. Comme John Coltrane et Pharoah Sanders dans les années 60, il envoûte par les mélopées africaines qu’il introduit dans sa musique. On lui pardonne l’insipide ritournelle qu’il fait tourner en fin de programme et que le public est nombreux à apprécier.
Il est temps de rejoindre l’Oceania. Tony Tixier assure élégamment au piano. Avec lui, Elvire Jouve, une jeune batteuse moissonneuse, et Jean Toussaint, un habitué des lieux. Plus tard, c’est avec la section rythmique de Garrett qu’il montrera son savoir faire. Le rideau tombe sur un festival pas comme les autres qui tient toutes ses promesses.
Photos : © Pierre de Chocqueuse , sauf celle de Catherine Russell avec Hervé Cocotier et le Blogueur de Choc © Philippe Etheldrède.