Décembre : le temps des récompenses, des 13 Chocs du Blogueur de Choc, douze nouveautés et un inédit. Cette sélection a été moins difficile à établir que lors des années précédentes. Les bons disques se sont fait plus rares au sein d’une production moins pléthorique. Plusieurs chanteuses figurent dans ce palmarès, à commencer par Cécile McLorin Salvant dont 2013 est l'année de la reconnaissance. Dans “Love and Longing”, Bill Carrothers chante et révèle une voix inattendue. Bill est d'abord un pianiste, comme Gerald Clayton qui dans arrange avec finesse sa musique. Inconnu au bataillon, le jeune Nick Sanders crée la surprise avec un piano moderne, inventif, de solides compositions originales, et une réelle connaissance du jazz et de son histoire. Le jazz américain est également à l’honneur avec Ralph Alessi, Terence Blanchard, Bill Mobley (le quatrième trompettiste, Tomasz Stanko, est polonais, mais son disque a été enregistré à New York avec une section rythmique américaine), et la « batteuse » Terri Lyne Carrington. Le CD de Mobley fait ici l’objet d’une première chronique. J’ai choisi d’écarter “Trilogy” (Stretch Records / Universal Japan), triple CD de Chick Corea enregistré au Japon et seulement disponible via internet. Bonne écoute à tous et à toutes.
Douze nouveautés…
-Ralph ALESSI : “Baida” (ECM / Universal). Chroniqué dans le blogdechoc le 16 octobre.
Premier disque de Ralph Alessi pour ECM, “Baida” est l’un de ses meilleurs, le plus lyrique de ses trop rares enregistrements. Le trompettiste retrouve ici les musiciens qui l’accompagnent dans “Cognitive Dissonance” publié en 2010. Jason Moran, toujours plus convaincant lorsqu’il met son piano au service des autres, Drew Gress à la contrebasse et Nasheet Waits à la batterie travaillent ici sur une musique ouverte qui demande précision et rigueur. Auteur des compositions, Alessi laisse ses musiciens la parfaire collectivement, lui apporter leurs propres inventions, tant mélodiques que rythmiques. Tous prennent des risques et créent ensemble une musique souvent modale rêveuse et aérée, le groupe appréciant aussi des tempos énergiques.
-Terence BLANCHARD : “Magnetic” (Blue Note / Universal). Chroniqué dans Jazz Magazine / Jazzman n°654 - octobre (Choc)
Le meilleur album de Terence Blanchard depuis longtemps. Car ici le trompettiste innove et modernise sa musique tout en gardant intact son plaisir de jouer. Connaissant bien ses musiciens – Lionel Loueke (guitare), Fabian Almazan (piano) et Kendrick Scott (batterie) l’entourent dans “Choices” qu’il enregistra en 2009 et Brice Winston est depuis treize ans le saxophoniste de sa formation – , Blanchard peut pleinement se concentrer aux arrangements de son album. Modifiant la sonorité de sa trompette par des effets d’électronique, il propose des compositions aux climats étranges et aux tempos fluctuants. La frappe sèche et tranchante de son batteur donne beaucoup d’épaisseur à un jazz solide et sous tension auquel participent Ron Carter et Ravi Coltrane, deux invités de marque.
-Terri Lyne CARRINGTON : “Provocative in Blue” (Concord / Socadisc). Chroniqué dans le blogdechoc le 14 mars.
Duke Ellington enregistra “Money Jungle” avec Charles Mingus et Max Roach en 1962. Il contenait sept morceaux. Six autres, dont deux alternates, furent commercialisés en 1987. “Provocative in Blue” en est une relecture décalée. Rem Blues est méconnaissable de même que Backward Country Boy Blues. Confié au piano de Gerald Clayton et à la contrebasse de Christian McBride, on reconnaît toutefois Very Special et Wig Wise deux des thèmes du “Money Jungle” original. Car Terry Lyne Carrington n’aborde pas seulement ce répertoire en trio. Lizz Wright y assure des vocalises et les arrangements très soignés font appel à d’autres instruments, à la trompette de Clark Terry dans une adaptation très réussie de Fleurette Africain(e). Dialoguant avec les percussions d’Arturo Stable (A Little Max), la batteuse ré-habille le répertoire ellingtonien sans jamais le trahir.
-Bill CARROTHERS : “Love and Longing” (La Buissonne / Harmonia Mundi). Chroniqué dans le blogdechoc le 23 juin.
Improvisé à la fin d’une séance d’enregistrement, “Love and Longing” contient quatre morceaux en solo et neuf chansons populaires américaines que Bill chante en s’accompagnant au piano. Elles sortent spontanément de sa mémoire. Mis à part The L&N Don’t Stop Here Anymore que popularisa Johnny Cash, les morceaux de ce disque sont des standards que l’amateur de jazz connaît bien. A Cottage for Sale inspire au pianiste des harmonies digne de son disque “Excelsior”. Il fait de même avec Three Coins in the Fountain dont il ré-harmonise la ligne mélodique. Bill chante Skylark avec une tendresse peu commune et en siffle les dernières mesures. Sans aucun maniérisme, il pose sa voix très juste sur la mélodie, phrase comme un instrumentiste, se lâche, confie à son piano ses harmonies rêveuses, les quatre instrumentaux de l’album servant d’intermèdes aux chansons.
-Gerald CLAYTON : “Life Forum” (Concord / Universal). Chroniqué dans le blogdechoc le 19 avril.
Attaché au blues et à la tradition du jazz, Gerald Clayton défriche de nouveaux espaces rythmiques relevant du funk et du hip-hop, apporte un autre swing, un rebond dont profite son piano. Son phrasé aux harmonies élégantes épouse les métriques impaires qu’inventent Joe Sanders et Justin Brown, ses musiciens habituels. Après deux albums avec eux, Clayton étoffe sa formation et donne du poids à sa musique toujours plongée dans le groove. La trompette d’Ambrose Akinmusire, les saxophones de Logan Richardson et de Dayna Stephens, les vocalises discrètes de Gretchen Parlato et de Sachal Vasandani apportent d’autres couleurs à ses compositions mélodiques. Le fils de John Clayton nous offre ainsi un disque aux tons chauds et suaves, une suite de séquences fluides qui bousculent nos habitudes jazzistiques et apportent au genre des perspectives nouvelles et passionnantes.
-Denise KING & Olivier HUTMAN : “Give Me the High Sign” (Cristal / Harmonia Mundi). Chroniqué dans le blogdechoc le 9 avril.
Après “No Tricks”, disque de 2011 mêlant compositions personnelles et standards, le tandem Denise King / Olivier Hutman fait des étincelles avec “Give Me the High Sign”, un album plus fort et plus soul dans lequel un forgeur de merveilles impose son écriture, ses arrangements et son piano. Hutman a trouvé une voix chaude et bleue pour chanter les mélodies qui l’habitent, une voix puissante et généreuse qui caresse et enveloppe. Il offre du sur mesure à sa chanteuse, des mélodies entêtantes dignes des meilleurs tubes des années 60 et quelques reprises bien senties. Darryl Hall (contrebasse) et Steve Williams (batterie) assurent la rythmique. Stéphane Belmondo (trompette et bugle) et Olivier Temime (saxophone ténor) se surpassent, donnent du tonus à une musique d’une suavité indécente.
-Cécile McLORIN SALVANT : “WomanChild” (Mack Avenue / Universal). Chroniqué dans le blogdechoc le 27 mai.
Elle se nomme Cécile McLorin Salvant et subjugue par sa voix unique, une de celles dont la découverte inespérée relève du miracle. Le jury de la prestigieuse Thelonious Monk Competition ne s’est pas trompé en lui décernant en 2010 son 1er prix. Attendu depuis longtemps, ce disque, le premier réellement produit que la chanteuse enregistre, renferme des thèmes anciens qui parlent à son cœur et s’ouvre sur St. Louis Blues que chantait Bessie Smith. Une simple guitare ou un dobro (James Chirillo) une contrebasse (Rodney Whitaker), une batterie ( Herlin Riley impérial dans You Bring Out the Savage in Me, un piano (Aaron Diehl, musicien jouant aussi bien du jazz traditionnel que du bop), l’instrumentation minimaliste de l’album convient parfaitement à son chant. A “star is born” assurément.
-René MARIE : “I Wanna Be Evil” (Motéma / Harmonia Mundi). Chroniqué dans le blogdechoc le 22 novembre.
Troisième album de René Marie pour le label Motéma et le dixième de sa carrière, “I Wanna Be Evil” reprend des morceaux du répertoire d’Eartha Mae Kitt (1927-2008), « the most exciting woman in the world » clamait Orson Welles. Outre sa section rythmique habituelle – Kevin Bales au piano, Elias Bailey à la contrebasse et Quentin Baxter à la batterie –la chanteuse est ici entourée par Adrian Cunningham au saxophone ténor, flûte et clarinette, Etienne Charles à la trompette et auteur des arrangements et Wycliffe Gordon, tromboniste que Wynton Marsalis fit beaucoup travailler. On y trouve bien sûr une version de C’est si bon qu’Eartha Kitt popularisa en 1953, mais aussi Santa Baby un grand classique que la chanteuse enregistra à New York en 1953. Le disque se referme sur une émouvante composition de René en quartette.
-Bill MOBLEY : “Black Elk’s Dream” (Space Time / Socadisc).
Difficile d’innover avec des cordes. Le modèle reste “Focus”, un album de Stan Getz qu’arrangea Eddie Sauter, car les jazzmen qui les utilisent noient trop souvent trop la musique sous des violons racoleurs. Pas ici. Auteur de deux remarquables albums pour Space Time Records en 1998 (“Live at Small’s Vol.1 & 2”), Bill Mobley a trop de métier pour jouer la carte de la séduction facile. Les cordes de l’Orchestre d’Auvergne soulignent mais répondent aussi aux solistes qui se font longuement entendre. Enregistré en 2012 au Festival Jazz en Tête de Clermont-Ferrand, ce concert réunit une fine équipe franco-américaine. Billy Pierce, Stéphane Guillaume, Manuel Rocheman et Maud Lovett enthousiasmante au violon, en sont les principaux acteurs. Donald Brown tient le piano dans une de ses compositions. Portée par une rythmique superlative – Phil Palombi (contrebasse) et Billy Kilson (batterie) – ce disque plein de vie est une grande réussite.
-Stephan OLIVA : “Vaguement Godard” (Illusions). Chroniqué dans le blogdechoc le 12 novembre.
Si Martial Solal composa la musique d’“A Bout de souffle”, Jean-Luc Godard la retravailla, la mixa avec des bruits du quotidien, les répliques des acteurs, pour mieux la fondre dans ses images. Stephan Oliva fait de même dans ce “Vaguement Godard”, un pense-bête servant à organiser, à imaginer d’autres pistes musicales. Il en décline les thèmes, mais suscite tensions et dissonances au sein desquelles surgissent des notes plus claires, des bribes de mélodies qui écartent les ombres et le noir de la nuit. Comme Godard, Oliva pratique la rupture de rythme, le collage, la discontinuité narrative. Une séance studio à La Buissonne suivie le soir même d’un concert ont livré le matériel sonore de ce disque, des mélodies de Michel Legrand, Antoine Duhamel, Georges Delerue, Paul Misraki, mais aussi des improvisations libres de Stephan qui imagine et invente.
-Nick SANDERS Trio : “Nameless Neighbors” (Sunnyside / Naïve). Chroniqué dans le blogdechoc le 16 septembre.
Je ne connaissais pas Nick Sanders, pianiste né à la Nouvelle-Orléans d’une mère cubaine et d’un père batteur avant de recevoir ce disque. Produit par Fred Hersch, il fait entendre un piano plus blanc que noir, bien que Sanders soit parfaitement capable de jouer le blues. Le pianiste fascine par sa rigueur, par la logique d’une pensée active qui s’amuse à prendre des sentiers de traverse, des chemins qui bifurquent. Sanders apprécie les ruptures, les lignes mélodiques éclatées, les brusques et surprenants changements de rythme, la cohérence perçant toujours sous la malice. Henry Fraser (contrebasse) et Connor Baker (batterie) ont été ses condisciples au New England Conservatory of Music. Ils assurent la rythmique de ce premier album, ma découverte de l’année.
-Tomasz STANKO New York Quartet : “Wislawa” (ECM / Universal). Chroniqué dans Jazz Magazine / Jazzman n°648 - avril (Choc).
Double CD inspiré par les poèmes de Wislawa Szymborska, lauréate du prix Nobel de littérature en 1996 et décédée l’an dernier “Wislawa” a été enregistré à New York par un quartette américain. Tomasz Stanko y passe désormais une partie de son temps. Il a toujours su bien choisir ses pianistes et s’acoquine ici avec David Virelles prodige au toucher miraculeux dont les notes sont des couleurs qu’il pose sur la musique. Ses compositions nouvelles et modales, le trompettiste les habille d’improvisations aussi délicates qu’expressives. Les tempos lents favorisent leur déroulement mélodique. Les musiciens prennent leur temps, restent longtemps sur le même accord, la musique ouvrant sur un espace de liberté constamment inventif. La contrebasse de Thomas Morgan et le drumming de Gerald Cleaver diversifient le flux rythmique. Quant à Stanko, il fait gémir, pleurer et chanter sa trompette comme si elle prolongeait sa voix. Mon disque de l‘année.
…Et un inédit
-Michel GRAILLIER : “Live au Petit Opportun” (Ex-tension/Harmonia Mundi). Chroniqué dans le blogdechoc le 24 mars.
Dix ans après la mort de Michel Graillier nous tombe du ciel « une musique de braise et de brume » pour citer Pascal Anquetil, auteur du texte du livret d’un inédit inespéré enregistré entre 1996 et 1999 au Petit Opportun. Un lundi par mois, sur le piano droit de sa cave biscornue, il pouvait y jouer ce qu’il voulait, les standards qu’il aimait. Ce disque en contient onze. Les ballades nombreuses expriment l’intériorité du pianiste qui s’appuie sur de beaux thèmes, mais possède une façon bien à lui d’en faire chanter les mélodies. Compte tenu de l’exigüité du lieu, on aurait put craindre une prise de son étouffé. Il n’en est rien. Elle restitue fidèlement le toucher, le phrasé élégant du musicien, ses notes légères et tendres qui par l’oreille gagnent le cœur. Mickey ne jouait pas seulement du piano, il créait de la musique.