Un nouveau disque, six concerts au Duc des Lombards, la couverture de Jazz Magazine / Jazzman en avril, Ambrose Akinmusire est le musicien afro-américain dont on parle. Médiatisé, le trompettiste l’est pour une fois à bon escient. Enraciné dans la tradition, le jazz qu’il propose n’en est pas moins étonnamment moderne et ouvre de nouvelles perspectives au genre, tant mélodiques que rythmiques.
Pour y parvenir, le trompettiste s’entoure de musiciens qu’il connait depuis longtemps. Il a rencontré Harish Raghavan, son bassiste actuel, au Thelonious Monk Institute of Jazz. Walter Smith III (saxophone ténor), un ami de 10 ans, et Justin Brown (batterie), un ami de toujours, l’accompagnent sur “Prelude… To Cora”, son premier disque enregistré en 2007, l’année où il remporte la prestigieuse Thelonious Monk International Jazz Competition.
Sam Harris est le membre le plus récent du quintette. Gerald Clayton et Fabian Almazan (aujourd’hui avec Terence Blanchard qui fut un des professeurs d’Ambrose au Monk Institute) l’ont précédé au piano. Ambrose a gardé des liens étroits avec Clayton. Le batteur de ce dernier est Justin Brown et Joe Sanders, son bassiste, joue aussi dans “Prelude… To Cora”.
Car, tous ces musiciens se fréquentent, forment une communauté soucieuse d’apporter au jazz afro-américain un souffle neuf. On retrouve fréquemment les mêmes noms, aux musiciens déjà cités s’ajoutant les pianistes Taylor Eigsti, Aaron Parks et Robert Glasper, les saxophonistes Dayna Stephens, Jaleel Shaw et Logan Richardson, la chanteuse Gretchen Parlato et bien sûr Eric Harland, le plus grand batteur de jazz de sa génération. J’en oublie et cette liste est loin d’être exhaustive. En attente d’une reconnaissance, la plupart d’entre eux se produisent dans des petits clubs. Les grands festivals les boudent, leur préfèrent les ténors du box office qu’ils embauchent sur catalogue sans les connaître. Pas tous ! Comme Robert Glasper avant lui, Ambrose s’est plusieurs fois produit à Jazz en Tête (Clermont-Ferrand) alors qu’il n’était qu’un parfait inconnu. L’affiche de la vingtième édition du festival (2007) qu’anime Xavier Felgeyrolles montrait même son visage.
Le 16 avril, le dernier des six concerts qu’il donna au Duc des Lombards fut un feu d’artifice de notes inattendues, d’harmonies audacieuses. Entrecroisant ou décalant fréquemment leurs lignes mélodiques, Ambrose Akinmusire et Walter Smith III multiplièrent échanges et dialogues créatifs. Souplement portés par une section rythmique inventive, leurs contrepoints sautaient les barres de mesure pour jongler avec d’improbables métriques. Impossible de reconnaître les morceaux, tant la musique, spontanée et changeante, naissait, se développait naturellement. Les thèmes devenaient les supports de nouvelles aventures improvisées et osées, l’expression d’une musique âpre et puissante n’aimant point trop exhiber son lyrisme. Il fallait tendre des oreilles attentives pour apprécier le travail subtil de Sam Harris, pianiste réactif ne perdant jamais pied devant les improbables contre-chants de la trompette.
“The Imagined Savior Is Far Easier to Paint” (Blue Note / Universal Music) surprend par sa richesse. Vaste et longue fresque sonore dépassant les 78 minutes, elle fait parfois appel à un quatuor à cordes, souvent rejoint par la flûte d’Elena Pinderhugues et la contrebasse de Harish Raghavan. Bénéficiant d’une telle orchestration, The Beauty of Dissolving Portraits place aussi Ambrose en vedette. Soufflant de longues notes tenues, suspendues entre ciel et terre, comme si de mystérieuses voix intérieures guidaient son chant, il s’y révèle particulièrement inspiré.
Rejointes par sa section rythmique, ces mêmes cordes habillent Our Basement, seule pièce de l’album qu’Ambrose n’a pas écrit. On la doit à la chanteuse Becca Stevens qui la chante magnifiquement. Sur un accompagnement de pizzicatos discrets, la trompette commente en apesanteur et assure les obbligatos. Elle fait de même dans Ceaseless Inexhaustible Child, offrant un écrin velouté à la voix de Cold Speaks. Inspiré par le portrait que la journaliste Michelle Mercer fait de Joni Mitchell dans “Will You Take Me as I Am : Joni Mitchell’s Blue Period”, un livre de 2009, Asiam (Joan) est chanté par Theo Bleckmann qui en a écrit les paroles et contribué à l’arrangement. Très soignées et bienvenues, les parties vocales de l’album, permettent plus facilement d’y rentrer. Car, confiées aux musiciens réguliers d’Ambrose que complète le guitariste Charles Altura, les pièces instrumentales ne possèdent pas le même pouvoir de séduction. Leur complexité rythmique, leurs lignes mélodiques anguleuses en partie masquées par l’énergie des musiciens, rendent même leur écoute difficile. Enregistré live au Jazz Standard de New York et dernier morceau de l’album, Richard (conduit), seize minutes d’une musique in progress et livrée à l’état brut demande une attention particulière. L’auditeur doit faire l’effort d’aller vers cette musique qui témoigne de la quête de perfection d’un musicien exigeant.
Comment ne pas penser aux disques Blue Note qu’enregistrèrent dans les années 60 Eric Dolphy, Andrew Hill, Jackie McLean, Grachan Moncur III, Sam Rivers Wayne Shorter, Tony Williams, musiciens qui proposaient une autre modernité face au jusqu’au-boutisme suicidaire du free-jazz. Moins réussi que les albums novateurs du label – “Out to Lunch” de Dolphy, “Contours” de Rivers, “Destination Out” de McLean, “Lifetime” de Williams, les citer tous seraient fastidieux –, mais porteur d’une musique plus aboutie que celle de ses deux disques précédents, “The Imagined Savior Is Far Easier to Paint” est à rapprocher de “Magnetic” et de “Life Forum”, albums que publièrent l’an dernier Terence Blanchard et Gérald Clayton. Ils témoignent d’un renouveau du jazz afro-américain que l’on suivra avec attention.
Crédit Photos : Ambrose Akinmusire © Photos Emra Islek - Affiche du festival Jazz en Tête, photo Michel Vasset.