Comme promis, trois disques enregistrés par des musiciens français sont ici à l’honneur. Deux d’entre eux s’appuient sur un solide matériel thématique. Comme quoi, reprendre de bonnes chansons ou des mélodies consacrées, fussent-elles destinées à servir des images, leur donner de nouvelles couleurs, de nouveaux arrangements peut être plus créatif que de composer des morceaux savant reposant sur des accords complexes qui pêchent par leur quasi-absence de thème. Loin du grand n’importe quoi dont souffre le jazz, ces trois albums sont des bains de jouvence. Ils permettent au passé de remonter à la surface, de ne faire qu’un avec le présent. Ils aiguillonnent nos souvenirs, les rendent palpables, comme les pages de nos journaux intimes.
Stéphane Kerecki : “Nouvelle Vague” (Out Note / Harmonia Mundi)
Après “Patience” enregistré avec le pianiste James Taylor, le plus subtil des pianistes britanniques, Stéphane Kerecki retrouve ce dernier au sein d’un quartet que rejoint la chanteuse Jeanne Added dans Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerais toujours que Serge Rezvani écrivit pour “Pierrot le Fou” de Godard, et dans La chanson de Maxence, composée par Michel Legrand pour “Les Demoiselles de Rochefort” de Jacques Demy. Vous l’avez compris, le bassiste puise ici son matériel thématique dans les musiques de films de la Nouvelle Vague. Sensible aux ambiances que délivrent ces mélodies un peu tristes souvent associées à des tonalités en mineur, il les arrange de façon très ouverte, leur donne de nouvelles couleurs harmoniques, une autre respiration. Les thèmes servent ainsi de support aux improvisations des musiciens dont il a fallu redistribuer les voix, les morceaux n’ayant pas toujours été conçus pour être repris par des jazzmen. Habitué aux audaces harmoniques, John Taylor fait merveille, installe une cadence onirique et mystérieuse dans le Générique des “400 coups”, brille dans celui de “L’ascenseur pour l’échafaud”, se montre romantique et tendre dans le Thème d’amour d’“Alphaville”. Jeanne Added interprète avec émotion les deux chansons qui lui sont confiées, Emile Parisien assurant les obbligatos, les commentaires au soprano. Le saxophoniste tient ici un discours inventif et sensible. Ses phrases lyriques, sa sonorité voluptueuse, veloutée évoquent le Wayne Shorter des grandes années. J’allais oublier le batteur, Fabrice Moreau. Il n’enferme jamais un tempo et aère constamment la musique.
Denis Colin et Ornette : “Univers Nino” (Cristal / Harmonia Mundi)
Chanteur populaire, Nino Ferrer (1934-1998) fut aussi un amateur de jazz, de blues et de rhythm’n’blues, un fan de Louis Armstrong et de Ray Charles qui joua de la contrebasse au sein des Dixie Cats du batteur Richard Bennett et accompagna la chanteuse Nancy Holloway. Découvert avec Mirza (1966), Les Cornichons (1966) et Le Téléphon (1967), tubes dont le comique le fit abusivement classer parmi les humoristes, Nino Ferrer ne retrouva qu’occasionnellement la faveur du public. Publié en 1975, Le Sud fut un de ses derniers succès. Le père de Nino s’était lié d’amitié avec le grand-père maternel de Denis Colin. Le chanteur était pour lui une sorte de « cousin éloigné ». Il connaissait par cœur ses premiers disques et jouait Mirza à la flûte à bec. “Univers Nino” est donc l’hommage personnel que le clarinettiste rend à un amoureux de la musique, à un poète dont il nous fait redécouvrir les chansons. Confiant les parties vocales de l’album à la chanteuse (et claviériste) Bettina Kee, alias Ornette, à Diane Sorel qui assure les chœurs, donnant lui même de la voix dans La désabusion et L’arbre noir, Denis Colin réussit un opus festif et réjouissant, plus proche du rock que du jazz, ce qui importe peu tant la musique est bonne. Sous les doigts de Julien Omé, la guitare électrique y occupe une place importante. Moby Dick, Le blues des rues désertes en bénéficient. Car Denis Colin n’a nullement cherché à s’approcher des morceaux originaux. Il s‘en écarte avec des arrangements différents qui laissent de la place à des passages instrumentaux conséquents, lui-même assurant à la clarinette basse, instrument totalement absent des disques de Nino. Il nous fait aussi entendre des morceaux méconnus du chanteur, leur donne une vie nouvelle. On redécouvre ainsi The Garden, magnifié par la trompette d’Antoine Berjeaut, mais aussi L’arbre noir et La rua Madureira, chansons qui possèdent toutes des mélodies superbes.
Dominique Fillon : “Born in 68” (Cristal / Harmonia Mundi)
Le titre de l’album annonce la couleur : Dominique Fillon se penche sur les musiques qu’il écoutait adolescent, lorsque la pop vivait ses grandes années et le jazz électrique ses plus belles heures. Se pencher n’est pas reprendre et le pianiste ne propose que des compositions originales qui sont aussi des clins d’œil, des hommages plus ou moins appuyés à des groupes ou à des musiciens qu’il apprécie. Where’s AJ, c’est bien sûr Ahmad Jamal et Dominique ne se prive pas de tremper son morceau dans le groove, de lui donner une tenue rythmique que son aîné n’aurait pas à désavouer. Car “Born in 68” déménage question tempos. Laurent Vernerey à la basse électrique, Jean-Marc Robin à la batterie et Fred Soul aux percussions assurent le swing. Au risque de tourner à vide, de devenir monotone, les compositions privilégient les thèmes riffs. Enrichies de motifs mélodiques, elles bénéficient surtout d’une large palette de couleurs. Claviers électriques, synthés, un piano acoustique tenant une place non négligeable, Dominique habille soigneusement ses morceaux, leur donne souffle et épaisseur. Il n’est d’ailleurs pas le seul soliste. Sylvain Gontard fait mouche à la trompette et au bugle, ornemente avec bonheur My Way to CA, une pièce lente et sensuelle, une des rares ballades de l’album. La présence du guitariste Yuji Toriyama dans deux morceaux apporte aussi beaucoup au disque. Omote-sando n’est pas sans évoquer certaines pièces de Pat Metheny, mais c’est Friends and More, la dernière plage, qui est la plus inoubliable avec sa guitare ancrée dans le blues et ses chorus de piano acoustique mémorables. On pense au Pink Floyd, à Santana, on savoure de plein fouet une musique heureuse qui fait toujours rêver.
Crédit Photo : Stéphane Kerecki Quartet © Philippe Marchin