2014 a-t-elle été une bonne année pour le jazz ? L’avenir le dira. Au sein d’une pléthore de nouveautés, de rééditions, quelques enregistrements sortent du lot. Mes goûts ne sont pas toujours ceux de mes collègues journalistes. Normal. Chacun réagit selon sa sensibilité, son expérience, sa culture. Depuis qu’existe ce blog, j’ai toujours privilégié les chroniques positives, évité de m’étendre sur des enregistrements que je ne n’apprécie pas. Si je préfère applaudir qu’éreinter, il m’est toutefois difficile de parler de tous les bons disques que je reçois. Il me vient quelques regrets au moment de décerner ces Chocs. Le manque de temps ne m’a pas encore permis de vous livrer certaines chroniques. Je pense à l’album “Autour de Nina” (Nina Simone), une réussite qui réunit dix chanteurs et chanteuses, à “Tiddy Boom” du saxophoniste Michael Blake. Il m’a fallu choisir et comme les années précédentes, quelques musiciens célèbres côtoient des inconnus qui sont tout aussi bons. Peu médiatisés, vous ne les verrez pas dans les grands festivals. Le blog de Choc se doit de les faire connaître à un public trop peu formé à la musique. Puissiez-vous avoir la curiosité de les écouter. Bonnes fêtes à tous et à toutes.
Onze nouveautés…
-Ambrose AKINMUSIRE : “The Imagined Savior Is Far Easier to Paint” (Blue Note / Universal).
Chronique dans le blog de Choc le 28 avril.
Plus abouti que les deux disques précédents du trompettiste, “The Imagined Savior Is Far Easier to Paint” (78 minutes de musique) témoigne du renouveau du jazz afro-américain. Dans The Beauty of Dissolving Portraits qui fait appel à un quatuor à cordes, Ambrose Akinmusire souffle de longues notes tenues. Ces mêmes cordes habillent Our Basement, morceau que chante magnifiquement Becca Stevens sur un accompagnement de pizzicatos discrets. Dans Ceaseless Inexhaustible Child, la trompette offre un écrin velouté à la voix de Cold Speaks. Arrangé et chanté par Theo Bleckmann, Asiam (Joan) est aussi une réussite. Sans posséder le même pouvoir de séduction, les autres pièces, instrumentales, fascinent par leur complexité rythmique. Musicien exigeant, Akinmusire confirme ici de multiples talents.
-Franck AMSALLEM : “Sings Vol.II” (Fram Music Productions).
Chronique dans le blog de Choc le 19 septembre.
Enregistré en trio avec Sylvain Romano à la contrebasse et Karl Jannuska à la batterie, “Sings Vol. II” est plus réussi que “Amsallem Sings”, disque dans lequel Franck Amsallem chante et s’accompagne au piano. Franck connaît bien ces mélodies, les admire, en conserve la mémoire. Il les porte en lui depuis longtemps et en donne des versions sincères dans lesquelles il met beaucoup de lui-même. Phrasant comme un instrumentiste, le chanteur - pianiste interprète avec naturel et émotion des standards célèbres et des mélodies un peu oubliées ajoutant Paris Remains in my Heart, une de ses compositions, à cet opus. Il s’ouvre sur une magnifique version de Never Will I Marry, une chanson de Frank Loesser, se referme sur Two For the Road, un thème d’Henry Mancini, et nous offre cinquante-sept minutes de bonheur.
-Ran BLAKE : “Cocktails at Dusk” (Impulse ! / Universal).
Chronique dans le blog de Choc le 18 novembre.
Sous titré “A Noir Tribute to Chris Connor” et produit par Jean-Philippe Allard (Universal), “Cocktails at Dusk” rassemble quelques thèmes du répertoire de la chanteuse. Des morceaux de Cole Porter (I Get a Kick of You), Rodgers & Hart (Why Can’t I), Lerner & Loewe (Almost Like Being in Love) que Ran Blake harmonise avec des notes aussi parcimonieuses qu’inattendues, des dissonances, de sombres accords, le pianiste affectionnant les graves du clavier. Publié sur le prestigieux label Impulse! aujourd’hui réactivé, ce disque n’est qu’en partie enregistré en solo. Ricky Ford qui fut son élève dialogue avec lui à deux reprises au saxophone ténor. Présente dans quatre morceaux, Laika Fatien rend leurs mélodies surnaturelles. Elle n’a peut-être jamais été si convaincante. Blake qui excelle à accompagner des chanteuses la met en confiance, son noir piano accentuant la sensualité de sa voix.
-Stefano BOLLANI : “Joy In Spite of Everything” (ECM / Universal).
Chronique dans le blog de Choc le 13 octobre.
Le titre qui donne son titre à l’album et Alobar e Kudra, pièce dans laquelle Stefano Bollani, plein de ressources, révèle une technique et une sensibilité impressionnante, sont enregistrés en trio avec Jesper Bodilsen (contrebasse) et Morten Lund (batterie), la meilleure rythmique danoise. L’instrumentation diffère dans les autres morceaux. Teddy est un duo piano / guitare. Confié à Bill Frisell, l’instrument est également présent dans Ismene, une plage en quartette. Las Hortensias, une ballade mélancolique, profite au saxophone de Mark Turner. Frisell et lui tiennent une place importante dans les trois longues plages en quintette de cette séance new-yorkaise : Easy Healing, un calypso d’une grande finesse mélodique ; Vale qui séduit par ses notes inquiétantes, sa lente progression harmonique, et No Pope No Party, un thème relevant du bop dans lequel, au ténor, Turner se montre très inspiré.
-Kris BOWERS : “Heroes + Misfits” (Concord / Universal).
Chronique dans le blog de Choc le 17 mars.
Arrangé avec soin, cet album, le premier que Kris Bowers enregistre sous son nom, fourmille de bonnes idées, de mélodies attachantes. Avec une équipe réduite, le re-recording permettant de doubler les voix de Chris Turner, José James et Julia Easterlin, les saxophones de Casey Benjamin et Kenneth Whalum, le pianiste trempe sa musique dans la soul et le hip hop et parvient à créer une bande-son aux climats variés et inattendus. Portées par une section rythmique qu’assurent Burniss Earl Travis II à la basse électrique et Jamire Williams à la batterie, ses compositions à tiroirs superposent les mélodies, changent fréquemment de rythmes et d’orchestrations et provoquent la surprise. Piano acoustique, Fender Rhodes, synthétiseurs, la guitare électrique d’Adam Agati branchée sur des pédales d’effets offrent une large palette de couleurs à un disque que Bowers recommande d’écouter fort. Le choc en est d’autant plus grand.
-André CECCARELLI / Jean-Michel PILC / Thomas BRAMERIE : “Twenty” (Bonsaï Music / Harmonia Mundi).
Chronique dans Jazz Magazine / Jazzman n°659 - mars (Choc)
“Twenty” scelle les 20 ans d’amitié de trois musiciens complices qui prennent un malin plaisir à désosser des standards pour les remettre à neuf. Jouant un piano ouvert au sein duquel clusters et dissonances tendent la main à des notes, à des accords qui font rêver, Jean-Michel Pilc assure le leadership d’un trio interactif. André Ceccarelli et Thomas Bramerie bousculent et façonnent avec lui un flux sonore mobile et changeant, apportent une tension bienvenue à la musique qui repose sur de vraies mélodies. Bénéficiant de leur exubérance rythmique, Pilc s’amuse, plaque des accords, porte la musique à ébullition. Il peut aussi se montrer lyrique et tendre. En témoignent sa version très lente de Ne me quitte pas, sa belle reprise de L’Auvergnat et ses propres compositions, des ballades sensibles jouées avec émotion.
-Sinne EEG : “Face the Music” (Stunt / UnaVoltaMusic).
Chronique dans le blog de Choc le 19 septembre.
Célèbre au Danemark, Sinne Eeg maîtrise le scat, possède une voix très juste et compose d’excellentes chansons. Enregistré sur trois jours à Copenhague, “Face the Music”, son septième album, est aussi réussi que “Don’t Be So Blue” chroniqué dans ce blog. Accompagnée par Jacob Christoffersen (piano), Morten Ramsbøl (contrebasse) et Moorten Lund (batterie), musiciens que rejoignent quelques invités, elle chante des standards et ses propres morceaux. Son rythme est parfait dans I Draw a Circle qui réserve un chorus de bugle. Crowded Heart, une ballade, bénéficie de son scat, de même que What a Little Moonlight Can Do qui ouvre l’album, la batterie seule rythmant sa voix. La contrebasse de Thomas Fonnesback est parfois seule à accompagner la chanteuse qui affectionne les morceaux de bravoure et ne craint pas prendre des risques.
-Rodney KENDRICK : “The Colors of Rhythm” (Impulse ! / Universal).
Chronique dans le blog de Choc le 13 décembre.
Après un long silence discographique – quatre albums pour Verve entre 1994 et 1997 et quelques rares opus sous son nom –, Rodney Kendrick se rappelle à nous avec ce nouvel enregistrement en trio pour Impulse! Constitué pour moitié de standards, il fait entendre un piano orchestral aux couleurs riches et séduisantes, aux lignes de basse puissantes, Randy Weston et Thelonious Monk étant les principales influences d’un pianiste affectionnant ruptures et dissonances. La pièce maitresse du recueil est une version de Round Midnight qui ne ressemble à aucune autre. Celles d’Honeysuckle Rose, Body & Soul et Caravan sont tout aussi neuves et enthousiasmantes. Marquées par le blues, portées par une section rythmique superlative – Curtis Lundy à la contrebasse et Cindy Blackman à la batterie –, les compositions aux mélodies évidentes du pianiste sont tout aussi passionnantes. Un grand disque inattendu !
-Gilles NATUREL : “Contrapuntic Jazz Band “Act 2” (Space Time / Socadisc).
Chronique dans Jazz Magazine / Jazzman n°666 - octobre (Choc)
Second disque du Contrapuntic Jazz Band qu’anime Gilles Naturel, cet “Act 2” apparaît beaucoup plus fluide, varié et réussi que le premier, davantage inspiré par le jazz West Coast des années 50. Les morceaux qu’il contient offrent une plus large place aux solistes et aux improvisations collectives, le nouveau batteur, Donald Kontomanou, apportant une plus grande liberté rythmique à la musique. Hormis ce remplacement, la formation reste la même avec toutefois la présence du saxophoniste Lenny Popkins dans I Surender Dear. Excellent bassiste, Naturel séduit par l’intelligence de ses compositions et la finesse de ses arrangements. Entre le jazz et la musique contemporaine, Carême à Belleville enthousiasme par sa modernité. Quant aux standards, ils subissent un sérieux lifting, tant The Duke que The Very Thought of You, sans oublier une reprise de Jitterbug Waltz qui n’oublie pas de swinguer.
-Greg REITAN : “Post no Bills” (Sunnyside / Naïve).
Chronique dans le blog de Choc le 21 novembre.
Quatrième album de Greg Reitan pour Sunnyside, “Post no Bills” est probablement son meilleur. Ne nous ayant encore jamais rendu visite, Reitan reste toutefois largement méconnu en France. Travaillant à Los Angeles pour le cinéma et la télévision, influencé par Bill Evans et Keith Jarrett (sa reprise de The Mourning of a Star), il est aussi un pianiste de jazz au toucher fin et délicat, un virtuose qui peut jouer beaucoup de notes, mais préfère les laisser respirer. Le même trio l’accompagne dans tous ses disques. Jack Daro à la contrebasse et Dean Koba à la batterie assurent la section rythmique qui convient à sa musique, du jazz moderne aux belles couleurs harmoniques qui témoigne d’une réelle esthétique. Quelques morceaux sont ici de sa plume mais il préfère reprendre des standards, en proposer des versions nouvelles et raffinées. Mélodiste, il aime faire chanter des notes exquises à son piano. Bien construites, ses improvisations sont des histoires que l’on suit avec beaucoup d’intérêt.
-Marcin WASILEWSKI Trio w/Joakim MILDER : “Spark of Life” (ECM / Universal). Chronique dans Jazz Magazine / Jazzman n°668 – décembre / janvier (Choc)
Quatrième album ECM de Marcin Wasilewski qui invite Joakim Milder à rejoindre Slawomir Kurkiewicz à la contrebasse et Michal Miskiewicz à la batterie, musiciens qui l’entourent depuis 1993. Le nouveau venu, le pianiste l’a découvert sur “Litania”, un disque de Tomasz Stanko consacré à la musique de Krzysztof Komeda. Saxophoniste au son plein et large attaché à la ligne mélodique qu’il nuance, passant de la puissance à une sonorité douce et feutrée, il fait entendre son ténor dans cinq des onze plages de cet album, l’une d’entre-elles étant une nouvelle version de Sleep Safe and Warm, le thème du film “Rosemary’s Baby” composé par Komeda. Outre des originaux de Wasilewski, des mélodies très simples au service d’un jazz souvent modal et impressionniste, ce disque contient des reprises enivrantes de Message in the Bottle, le grand tube du groupe Police, et d’Actual Proof, composition d’Herbie Hancock que jouent les Head Hunters dans leur deuxième album.
… et deux inédits :
-Paul BLEY : “Play Blue” (ECM / Universal).
Chronique dans le blog de Choc le 22 avril.
Paul Bley, 82 ans cette année, se rappelle à nous dans un piano solo enregistré en 2008 à Oslo. Jouer en solo stimule son imagination. Ses doigts parfois le trahissent mais les imperfections de sa musique en font ressortir la poésie. Il aime inventer, improviser, frappe ses notes comme des tambours, les bouscule et les rythme. Le morceau s’intitule Far North et de cette répétition martelée surgit une délicieuse mélodie. Il abandonne le thème, y revient, pose des notes rêveuses et tendres, d’autres plus noires et agressives. L’orage ne dure jamais longtemps. Way Down South Suite en témoigne. Après cinq minutes et vingt secondes de dissonances et d’accords tumultueux le piano chante le blues avec force lyrisme. Pent-Up House de Sonny Rollins conclut le concert : Paul Bley le déconstruit, le réinvente. On se laisse emporter dans un tourbillon de notes qui font perdre la tête.
-Denny ZEITLIN : “Stairway to the Stars” (Sunnyside / Naïve).
Chronique dans le blog de Choc le 20 octobre.
La longue carrière de Denny Zeitlin est jalonnée de disques que tout amateur de jazz se doit de posséder. Enregistré en 2001 au Jazz Bakery, un club de Culver City, “Stairway to the Stars” s’ajoute à cette liste. Cette année-là, le pianiste, 63 ans, effectua une tournée sur la Côte Ouest des Etats-Unis avec Buster Williams à la contrebasse et Matt Wilson à la batterie. C’est donc en trio, que ce concert a été enregistré. Si Out of a Stroll, un blues en mineur, sa seule contribution au répertoire, balance diablement bien, Zeitlin préfère reprendre des standards, harmoniser à sa façon des vieux thèmes des années 30 (I’ll Take Romance, Spring Is Here) et 40 (You Don’t Know What Love Is, There Will Never Be Another You), se promener avec ses musiciens dans des thèmes qui les inspirent pour nous en livrer des versions élégantes et neuves qu’il sait rendre intemporelles.