Pour fêter ses 70 ans, Keith Jarrett a réuni les meilleurs moments de six concerts d’une tournée qu’il effectua en solo entre avril et juillet 2014. Des plages enregistrées à Tokyo, Toronto, Paris et Rome qui livrent le matériel thématique de cet album. Se fiant à son instinct, choisissant les morceaux qui reflètent précisément où il en est aujourd’hui dans sa musique et qui lui correspondent le mieux, le pianiste les a organisés et numérotés de I à IX, leur donnant la forme d’une suite.
Reflétant l’humeur vagabonde du musicien mal aimé dont les caprices sont loin d’être toujours appréciés par ceux qui aiment son piano, sa Part I, une pièce sombre improvisée à Toronto le 25 juin, est la première qu’il a sélectionnée. La jouer lui a donné « la sensation d’atteindre des territoires inédits » (entretien accordé à Stéphane Olivier dans le numéro de mai de Jazz Magazine), et il construit son disque comme si les huit autres servaient à en étayer la logique. Constituée de variations autour d’un bref motif mélodique, la Part II relève du choral. Quant à la troisième, elle emprunte des harmonies à la musique romantique du XIXème et semble jaillir de la malle au trésor de sa mémoire. Bien que citant le Concerto d’Aranjuez dans la quatrième, Keith Jarrett se garde bien de tout plagiat. Plus sobre que d’habitude, il soigne l’architecture sonore de ses morceaux, fait sonner son piano comme le bourdon d’une cathédrale (Part VI et IX), insiste sur la dramaturgie de sa musique et parvient à donner une réelle unité à ces pièces lentes, introspectives, drapées d’austérité, malgré une acoustique et des pianos différents selon les concerts. Le 9 mai (Part V), il offre aux japonais de Tokyo une des grandes pages lyriques de cet album, la dote d’un thème émouvant et d’harmonies splendides. Également enregistré à Tokyo, la Part VI mêle des notes délicates à des accords puissants, son aspect onirique, ses couleurs évoquant Debussy. Comprenant des épisodes plus abstraits (les concerts donnés à Rome intriguent par leurs dédales labyrinthiques parfois dissonants), ce florilège tend progressivement vers la lumière. À la noirceur de la première plage fait pendant la blancheur lumineuse de la dernière, majestueux crescendo de notes chatoyantes qui progressent et s’organisent par paliers, comme si le pianiste, en plein effort, reprenait souffle pour hisser sa musique au sommet. Un des grands disques de l’année.
Photo : Henry Leutwyler / ECM Records