Géraldine Laurent n’aime pas trop les studios d’enregistrement. Elle préfère la scène, le contact avec le public. Peu de disques existent sous son nom. Telle une apparition, elle a brusquement surgi sur la scène du jazz, à Calvi, en 2005, son énergique jeu d’alto allant de pair avec une assurance confondante. Après deux albums pour Dreyfus Jazz, en 2007 et 2010, et le Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz en 2008, Géraldine, quarante ans et à la tête d’un (presque) nouveau quartette, ose aujourd’hui avec “At Work” une nouvelle aventure. Produit par Laurent De Wilde, enregistré dans les studios Vogue de Villetaneuse, l’album réunit six compositions originales et trois standards dont deux classiques du bop, Epistrophy de Thelonious Monk et Goodbye Porkpie Hat de Charles Mingus. Après avoir beaucoup joué les morceaux des autres, repris le répertoire de compositeurs qu’elle admire, elle ressent le besoin de créer le sien, de le confier à son saxophone et à ses musiciens.
Naguère membre du Time Out Trio avec lequel Géraldine Laurent enregistra son premier disque, le fidèle Yoni Zelnik assure toujours à la contrebasse. Il fallait un batteur au jeu ouvert et inventif capable de s’entendre avec lui et de faire rebondir la musique. Donald Kontomanou qui joue avec Yoni dans le quartette de la pianiste Leïla Olivesi correspondait au profil. Le choix de Paul Lay comme pianiste s’est également imposé. Musicien cultivé, fin connaisseur de l’histoire du jazz, capable de lire à vue de difficiles partitions de musique contemporaine, il éblouit ici par sa capacité à imaginer et à enrichir la musique par des dissonances, des accords altérés, des clusters qui la rendent singulièrement vivante. Ce qu’écrit Géraldine n’est pas spécialement facile, mais malgré de nombreux décalages harmoniques et rythmiques, la complexité de ses compositions n’est jamais apparente, tant sa musique coule, fluide, comme un fleuve vers la mer. Le jazz qu’elle joue est bel et bien moderne, mais ses racines nous plongent dans les années 60, lorsque les jazzmen n’avaient pas encore délaissé le swing associé au ternaire pour un jazz plus froid, plus libre et plus contestataire. Parfaitement en phase avec son époque, Géraldine garde en mémoire ce passé. Charlie Parker, Johnny Hodges, Paul Desmond mais aussi des ténors, Stan Getz et Sonny Rollins, se font entendre dans son alto. Elle a souvent repiqué leurs solos ce qui explique que les lignes mélodiques de ses compositions évoquent des morceaux que les labels Blue Note, Prestige ou Riverside auraient pu publier.
Contrebasse et batterie donnent à Odd Folk son mouvement régulier. Le thème est une simple ritournelle. Géraldine enroule ses phrases autour de la mélodie, la développe, en poétise les notes pour les rendre lyriques. Dans les ballades, Chora Coraçao composé par Antonio Carlos Jobim, N.C. Way (N.C. : Niort City, la ville natale de Géraldine), ou dans Another Dance, une valse lente à trois temps, son alto sensible chante des notes capiteuses et chaudes. Sur tempos rapides, une Géraldine impétueuse les souffle avec fièvre, les étrangle pour mieux les dompter. At Work, le seul morceau en majeur de l’album, fait tourner un riff de bop acrobatique. On se demande comment, à cette très grande vitesse, la rythmique ne perd pas de vue les solistes, Géraldine mais aussi Paul Lay dont ne sait jamais ce qu’il va inventer, qui étonne par ses ambiguïtés harmoniques, ses accords inattendus. Sous ses doigts, Epistrophy se transforme, hérite d’un autre piano, se refait une jeunesse. Monk là haut doit en être tout ébaudi. Osez donc Géraldine !
Concert le 2 novembre au Duc des Lombards (19h30 et 21h30)
Géraldine Laurent © Marc Rouve - Géraldine Laurent Quartet © Benoît Erwann Boucherot