Qu’ils soient belges (David Linx, Diederick Wissels), italiens (Paolo Fresu) ou allemands (Michael Wollny), les musiciens européens inventent un jazz qui possède ses propres couleurs, affiche sa différence, sa singularité. Moins teinté de blues que celui de leurs confrères afro-américains et proposant un autre swing, il n’en reste pas moins d’une grande richesse harmonique. Chroniques de deux opus très réussis témoignant de sa bonne santé et qu’il est impossible d’ignorer.
LINX • FRESU • WISSELS / HEARTLAND :
“The Whistleblowers” (Bonsaï / Tŭk Music / Harmonia Mundi)
La trompette de Paolo Fresu assurant de délicats contre-chants, la voix rare et sensible de David Linx nous fait monter au ciel dès As One composition co-écrite par le chanteur et le pianiste Diederick Wissels qui ouvre cet album. Les deux hommes ont beaucoup travaillé ensemble et se connaissent depuis longtemps. Leur discographie commune comprend un enregistrement pour Universal en 2000 que personne n’a oublié. “Heartland” réunissait autour d’eux, Paolo Fresu, Palle Danielsson, Jon Christensen et des cordes arrangées par Wissels. Quinze ans plus tard s’ouvre un nouveau chapitre de ce groupe. Christophe Wallemme (contrebasse) et Helge Andreas Norbakken (batterie) entourent désormais le trio Linx, Fresu, Wissels et les cordes du Quartetto Alborada les accompagne dans cinq des treize plages de ce nouvel opus. Dus à Wissels, mais aussi à Margaux Vranken (As One), des arrangements raffinés habillent de vraies mélodies. “The Whistleblowers” (« Les donneurs d’alerte ») en est rempli et met du baume au cœur. David Linx y pose ses propres paroles et les confie à son chant, à sa voix très juste toujours placée aux bons endroits. This Dwelling Place, une ballade très simple et très belle, lui donne l’occasion de franchir les octaves. Paolo Fresu y prend un chorus de bugle aérien. Il confie au groupe la musique de Trailblazers, assure les obbligatos, puis porte seul la mélodie avant de la rendre au chanteur. Son instrument s’enrichit parfois d’effets électroniques (dans December et Lodge notamment) mais le trompettiste n’en abuse pas. Avec David, il préfère faire swinguer Paris qui en a aujourd’hui bien besoin, comme en témoigne une actualité mouvementée. De légères nappes de cordes enveloppent avec bonheur le morceau. Paolo souffle le thème de O Grande Kilapy, un instrumental, à l’unisson de la voix. On retrouve des cordes frémissantes dans Le Tue Mani, une autre ballade que David Linx chante en italien. On lui doit les paroles et la musique de The Whistleblowers, un morceau enlevé, espiègle et sautillant qui donne son nom à un album mémorable.
Michael WOLLNY : “Nachtfahrten” (ACT / Harmonia Mundi)
Récipiendaire l’an dernier du Prix du Jazz Européen décerné par l’Académie du Jazz, le jeune pianiste Michael Wollny nous surprend et nous touche par un album crépusculaire très éloigné de ses disques précédents. Enregistré avec le bassiste suisse Christian Weber et Eric Schaefer, son batteur habituel dont la puissante grosse caisse est souvent mise en avant, “Nachtfahrten” que l’on peut traduire par “Trajets de nuits”, apparaît comme un voyage musical rassemblant quatorze pièces brèves aussi intenses qu’expressives. À ses compositions originales parfois teintées de romantisme (le sublime et schubertien Der Wanderer, mais aussi Metzengerstein, nom d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, parodie de conte fantastique allemand se déroulant en Hongrie) s’ajoutent de sombres improvisations collectives (Feu follet, Nachtmahr), des musiques de films (“Twin Peaks” et “Psychose”), une ballade de Guillaume de Machaut (1300-1377) et même une composition de Chris Beier avec lequel Michael Wollny étudia au conservatoire de Würzburg. Ces morceaux éclectiques font la part belle aux atmosphères, le pianiste affectionnant les morceaux en mineur, les tempos lents, les ambiances inquiétantes. Ses choix harmoniques le conduisent à privilégier les couleurs, à chercher la lumière derrière les ombres, le grand noir de la nuit. En témoigne une version surprenante d’Au Clair de La Lune au cours duquel après un éblouissant cache-cache, les notes se rencontrent et s’assemblent au moment de la coda. Jouant un piano sensible et minimaliste et disposant d’un toucher magnifique, Michael Wollny parvient à sublimer ce matériel thématique hétéroclite et à nous faire rêver.