Enregistré avec Reuben Rogers à la basse et Eric Harland à la batterie, “I Long To See You”, le nouvel album de Charles Lloyd, célèbre le mariage du jazz, du blues et de la country music américaine. Pas de piano dans ce disque, mais la guitare inspirée de Bill Frisell et la pedal steel enveloppante de Greg Leisz, un vieux complice du guitariste.
Charles Lloyd a du sang indien par sa mère et son grand père possédait des terres et une ferme. Bill Frisell est un homme des hautes plaines de la grande Amérique. Il a passé sa jeunesse dans le Colorado, au pied des Rocheuses, ce qui fait que la musique country, omniprésente dans cette région, marque profondément la sienne. Les deux hommes se sont rencontrés en 2013. D’emblée, Lloyd a aimé sa guitare, ses glissandos, sa manière de produire du son avec une grande variété de nuances. Le saxophoniste a souvent croisé des guitaristes. À Memphis, ville dont il est originaire, il a beaucoup fréquenté Calvin Newborn, frère cadet de Phineas, et s’est lié d’amitié avec Al Vescovo, un joueur de pedal steel. Il jouera plus tard avec Gábor Szabó et Robbie Robertson du Band, l’orchestre de Bob Dylan dont il reprend ici Masters of War, son ténor se voyant porté par les nappes sonores des guitares. Il fréquentera aussi Roger McGuinn, le leader des Byrds, groupe qui comme le sien dans les années 60, étalait ses morceaux, longues et féériques explorations modales permettant l’accès des temples du rock.
Plus tard encore, Charles Lloyd engagera le guitariste John Abercrombie pour ciseler ses morceaux (Hymn to the Mother) et les pièces traditionnelles qu'il affectionne. Mais c'est ici Bill Frisell qui se charge de ce travail. Lloyd ne chôme pas. Son saxophone enroule ses notes au vibrato très ample sur la belle mélodie de Shenandoah, un grand classique de la musique folklorique américaine, sur celle de All My Trials, une délicieuse berceuse des Bahamas. Il fait de même dans La Llorona, une vieille chanson mexicaine longuement introduite par les seules guitares. Lloyd la joue dans “Mirror”, un disque ECM de 2010. Car avec ce groupe, The Marvels (Les Prodiges), Charles Lloyd revient sur d’anciennes compositions ou sur des morceaux qu’il a précédemment enregistrés. Joué à la flûte alto, Of Course, Of Course apparaît sur un album Columbia de 1965 et Sombrero Sam, que Lloyd aborde également à la flûte, figure en bonne place dans “Dream Weaver”, un disque Atlantic de 1966. “I Long To See You” renferme aussi une nouvelle version de You Are So Beautiful, un thème de Billy Preston que Joe Cocker immortalisa en 1974. “Lift Every Voice”, l’un des plus beaux albums ECM du saxophoniste le contient. Lloyd le confie ici à Norah Jones qui le chante honorablement. Également invité, Willie Nelson contribue à une bonne version de Last Night I Had the Strangest Dream, chanson antimilitariste qu'Ed McCurdy écrivit en 1950.
Longue pièce improvisée de plus de seize minutes, Barché Lamsel, une prière bouddhiste, conclut l’album. Accompagné par les guitares, Charles Lloyd joue sa partie lente, une alap, au ténor. La rythmique rentre progressivement et avec elle s’amorce l’ahora, la partie ascendante du raga. Lloyd l’introduit à la flûte, improvise sur une échelle de notes dont s’empare la guitare de Frisell. Il repasse au ténor lorsque le rythme accélère. Basse et batterie portent une musique hypnotique et fiévreuse. On songe avec nostalgie aux grandes heures de la musique psychédélique, au Dark Star des Grateful Dead, à The End des Doors, à Eight Miles High des Byrds dont les grandes envolées lyriques continuent à faire rêver.