Donné au Bunka Kaikan Recital Hall de Tokyo en 2012, ce récital en solo de Masabumi Kikuchi reste le dernier concert de sa carrière. Le pianiste devait s’éteindre à New York le 6 juillet 2015. Son loft lui permettait d’accueillir de jeunes musiciens avec lesquels il aimait improviser. Parmi eux, Thomas Morgan assure la contrebasse dans “Sunrise”, un album ECM que Masabumi enregistra en septembre 2009. Également décédé, Paul Motian en est le batteur. Publié en 2012, il permit à Kikuchi de rejouer au Japon, de nous faire cadeau de ce “Black Orpheus” après une longue carrière américaine qui le vit travailler avec Gil Evans, et plus longuement avec Motian et Gary Peacock, cofondateurs avec lui en 1990 de Tethered Moon, dont le trio, trop novateur pour l’époque, resta confidentiel. Quelques disques de Motian – je pense au remarquable “On Broadway Vol.5” (Winter & Winter), un des sommets de l’œuvre du batteur – jalonnent la discographie du pianiste qui pour le label Verve, grava plusieurs disques en solo, aussi envoûtants que méconnus. L’exercice lui était depuis longtemps familier. Il lui permettait d’inventer son propre univers musical, de larguer les amarres, de tendre vers l’inconnu.
Car, avec le temps, Masabumi Kikuchi, affectueusement surnommé Poo par ses amis, avait acquis une solide expérience. Il s’asseyait derrière son instrument sans trop savoir quoi jouer et laissait la musique jaillir, son piano fendant des flots comme la proue d’un navire, bravant ses propres tempêtes, vagues de notes donnant le mal de mer à des oreilles frileuses. À la croisée de plusieurs cultures, la modernité de sa musique doit beaucoup à l’écoute des grandes œuvres pianistiques du XXème siècle. Lui reprochant son manque de swing, son piano rubato, les puristes du jazz crient bien sûr au scandale.
Intitulés Tokyo et numérotés de I à IX, les neuf morceaux improvisés de “Black Orpheus” possèdent tous leur propre logique. Une pièce sur deux est sombre, abstraite, voire atonale, comme si le brouillard qui envahit parfois la capitale nippone en brouillait la lecture. Les tempos ne sont jamais rapides et les rares mélodies disparaissent sous des accords tumultueux, des flots de notes martelées qu’accompagnent de nombreuses dissonances. Au sein d’une même improvisation, tension et détente cohabitent. Le tempo y est instable, les harmonies flottantes. Un morceau très lent peut se gonfler de notes ou une pièce agitée se transformer en véritable méditation sonore, la musique se faisant alors murmure (Tokyo Part VII) pour s’évaporer comme de l’eau au soleil. C’est toutefois dans les parties lentes que le pianiste se relâche. Il abandonne alors son toucher percussif pour faire sonner délicatement les harmonies de mélodies rêveuses, un peu comme si après le noir d’un long tunnel, il accédait à la lumière.
Placée au centre de l’album, sa tendre et pudique version de Manhã De Carnaval, thème du film de Marcel Camus “Orfeu Negro” (“Black Orpheus”) que l’on doit à Luiz Bonfá, apparaît ainsi comme un moment de grâce, une source inattendue à laquelle s’abreuver. Posant délicatement ses notes, ses longs silences lui donnant le temps de faire sonner leurs harmoniques, révéler leurs couleurs, Kikuchi aborde le thème avec une pudeur exquise. Il fait de même avec Little Abi, une ballade qu’il écrivit pour sa fille, probablement sa composition la plus célèbre et qu’il joue en rappel. Il l’enregistra une première fois en 1977 avec Elvin Jones dans “Hollow Out” un disque Philips, puis la reprit avec Tethered Moon. “Triangle”, un des premiers albums du trio, nous en offre une version développée. Celle de “Black Orpheus” reste toutefois la plus sensible. Tokyo part 9, une plage lente, mystérieuse, nous y prépare. Peu à peu le toucher du pianiste se fait miel. Des doigts de velours effleurent délicatement les touches, les marches et les feintes, exposent et font chanter un thème aux couleurs lumineuses. Carguant les voiles de son piano, Masabumi Kikuchi est arrivé au port.
Photos de Masabumi Kikuchi © Hiroyuki Ito / New York Times & John Rogers.