Printemps 2013 : Zev Feldman de Resonance Records rencontre à Brême un des fils du producteur et ingénieur du son allemand Hans Georg Brunner-Schwer (1927-2004), fondateur des disques MPS. À la question : « possédez-vous des bandes inédites ? », le jeune Mr. Brunner-Schwer lui répond que sa famille détient un enregistrement studio d’une excellente qualité sonore, un inédit de Bill Evans en trio avec Eddie Gomez à la contrebasse et Jack DeJohnette à la batterie. Après de longues négociations, l’intégralité de cette séance du 20 juin 1968, voit aujourd’hui le jour non sans créer le buzz, mettre en émoi le monde du jazz. Bill Evans est un pianiste immense. Ses albums, sa participation et son influence sur “Kind of Blue”, le chef-d’œuvre de Miles Davis en 1959, ont fait de lui une icône incontournable.
Si la parution de “Some Other Time, the Lost Sessions from the Black Forest” est bien sûr un événement, le disque ne possède toutefois pas la sérénité que le pianiste affiche dans “You Must Believe in Spring”, un opus publié en 1981, un an après sa mort. Ici, Gomez bavarde et DeJohnette, à l’essai, ne joue pas son drumming habituel. C’est un bon disque de Bill (les mauvais n’existent pas) en quête de la formation la plus apte à jouer sa musique, un disque de transition qui envoie au tapis bien des pianistes d’aujourd’hui. De quoi donner du grain à moudre aux amateurs de jazz tournés vers le passé qui refusent les nouveautés et s’effraient de l’audace. Comme si l’histoire s’était close à la fin des années 60, jouer un autre jazz après l’âge d’or des décennies précédentes restant inconcevable. Les musiciens n’ont pourtant jamais été aussi nombreux. Surmédiatisés, plébiscités par un public peu averti, les plus remuants occupent l’espace musical, les scènes des grands festivals. Les meilleurs, les nouveaux grands du jazz, peinent à se produire dans de petits clubs, à trouver de petites salles. C’est là que nous aimons les entendre. Le bonheur d’écouter chez nous un inédit de Bill Evans, ne doit pas nous dispenser d’aller les applaudir.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Kenny Werner les 2 et 3 mai au Duc des Lombards en trio avec Johannes Weidenmueller à la contrebasse et Ari Hoenig à la batterie, des musiciens qui le suivent depuis plus de quinze ans. Les deux albums produits par Jean-Jacques Pussiau et enregistrés au Sunset en novembre 2000 en témoignent. C’est également avec eux que le pianiste a enregistré avec eux son disque le plus récent. Publié l’an dernier, “The Melody” réunit d’anciennes compositions de Werner ainsi que des standards qui lui sont familiers. Improvisateur à l’imagination féconde, il accorde la plus grande importance à la visibilité de la ligne mélodique qui cimente ses morceaux. Rythmicien énergique et véloce, il n’exhibe jamais gratuitement sa technique, mais sert constamment la musique.
-Le 6 à 19h30, Leïla Olivesi nous convie à assister dans l’auditorium du 13ème arrondissement, 16-18, rue Nicolas Fortin, à la création de sa “Suite Andamane”, une œuvre réunissant pour la circonstance le Chœur Hector Berlioz, le Big Band et l’Orchestre Symphonique de ce même arrondissement. Réservation obligatoire au 01 42 38 33 77 ou par courriel (voir la liste des liens). La pianiste nous donne également rendez-vous le vendredi 27 mai au Sunside avec les musiciens d’“Utopia”, son dernier disque, Manu Codjia (guitare) Yoni Zelnik (contrebasse) et Donald Kontomanou (batterie) invitant le saxophoniste Jean-Charles Richard à participer à la fête.
-Billy Hart retrouve le Duc des Lombards les 12, 13 et 14 mai pour trois soirées et six concerts. Batteur à la frappe sèche, à la sonorité épaisse et aux ponctuations énergiques, il aime prendre des risques dans le cadre des compositions ouvertes qu’il signe avec son groupe. Avec lui, Mark Turner au saxophone ténor, Ethan Iverson au piano et Ben Street à la contrebasse. Le quartette a enregistré deux albums pour ECM : “All Our Reasons” et “One Is The Other”. Tempérées par le lyrisme, les improvisations souvent abstraites du ténor et les harmonies flottantes du pianiste offrent un vaste champ d’investigation, tant harmonique que rythmique, à cette formation pas comme les autres.
-Le 14 au Sunside, Olivier Robin nous donnera à entendre le contenu de “Jungle Box”, un album distribué par Socadisc dont il a composé l’intégralité du répertoire, du hardbop intemporel et réjouissant modernisé par les musiciens talentueux qui l’entourent. Le disque réunit Julien Alour (trompette et bugle), David Prez (saxophone ténor), Vincent Bourgeyx (piano) et Damien Varaillon (contrebasse). Ils seront tous au Sunside, Olivier Robin assurant avec eux le swing et la batterie.
-Jean-Marc Foltz (clarinettes) et Stephan Oliva (piano) au Sunside le 17, soit dix jours avant la sortie de leur nouvel album sur le label Vision Fugitive. Comme son nom l’indique, “Gershwin” est consacré au célèbre compositeur dont les œuvres, fréquemment reprises par les jazzmen, ont fait le tour du monde. Ce nouvel opus de nos deux complices n’est toutefois pas un hommage comme les autres. Les mélodies de George Gershwin se parent d’harmonies nouvelles, sont prétextes à des improvisations qui, tout en respectant le matériel thématique abordé, en diffractent la musique. Plongée dans un bain de silence, cette musique capiteuse et sensuelle prend son temps pour nous séduire, retient son souffle pour se faire désirer.
FESTIVAL JAZZ à SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS
(16ème édition du 19 au 31 mai - Avec le soutien de la fondation BNP Paribas)
-Sur la photo, Jacky Terrasson pose avec Donatienne Hantin, directrice générale du festival et Frédéric Charbaut son directeur artistique. Ce dernier nous a concocté une programmation conséquente et éclectique dont je vous livre l'essentiel. Chargé le 19 du concert d'ouverture, le pianiste a conçu un programme inédit consacré au compositeur Maurice Ravel. “Round About Ravel” réunit un quintette comprenant Stéphane Belmondo (trompette et bugle), Lionel Belmondo (saxophones et arrangements), Thomas Bramerie (contrebasse), Simon Goubert (batterie) et Jacky au piano. S’y ajoute un quatuor à cordes. Le lieu : le grand amphithéâtre de l’Université Panthéon-Assas, 92 rue d’Assas dans le 6e (à 21h00).
Si vous avez un peu de temps et que vous êtes dans le quartier ce jour-là (le 19), commencez par vous rendre au Café les Éditeurs, 4 Carrefour de l’Odéon. Entre 17h30 et 18h30, dans le cadre des désormais célèbres « Jazz & Bavardages » que propose chaque année le festival, Laurent de Wilde y parlera de son livre “Les fous du son” et rencontrera, souhaitons le lui, un large public. Publié chez Grasset, son gros bouquin de 560 pages nous fait rencontrer des inventeurs au comportement excentrique, des drôles de machines sonores. Cette passionnante épopée du son se lit comme un roman.
-Le concert que le pianiste suisse Nik Bärtsch donnera le 21 à la Maison des Océans (195 rue Saint-Jacques, Paris 5e à 21h00), sera assurément un des temps forts du festival. Avec lui, Mobile, une formation acoustique comprenant Sha à la clarinette basse, Kaspar Rast et Nicolas Stocker se partageant batteries et percussions. Rejoint par un quatuor à cordes, le groupe vient de faire paraître chez ECM, “Continuum”, un mélange subtil de jazz et de musique répétitive dont les grands moments sont à mon humble avis la première et les deux dernières plages (Modul 29_14, Modul 44 et Modul 8_11).
-Ne manquez pas non plus le 24 au Musée de Cluny (6, place Paul-Painlevé, Paris 5e – deux concerts 19h00 et 21h00) le trio que Stéphane Belmondo a constitué avec Thomas Bramerie et le guitariste Jesse Van Ruller pour saluer la mémoire de Chet Baker, son mentor, le trio se penchant sur la période SteepleChase du trompettiste, lorsque Chet jouait avec le guitariste Doug Raney et le contrebassiste Niels-Henning Ørsted Pedersen. Publié en 2015 chez Naïve, le disque s’intitule “Love for Chet”. Comme titre, on ne pouvait trouver mieux.
-Enfin le 27, à la Maison des Cultures du Monde (20h30, 101 boulevard Raspail, Paris 6e à 20h30), on peut se laisser tenter par un trio inédit réunissant Kevin Hays (un grand pianiste américain trop rarement programmé), le batteur Jeff Ballard et Michel Portal, invité spécial du festival à l'occasion de ses 80 ans. Si vous l’appréciez, ce dernier se produira au sein de diverses formations au cours du festival, avec notamment Yaron Herman (le 23), Émile Parisien et Vincent Peirani (le 31). On consultera le programme pour en connaître davantage.
-Hors festival, le 30 et le 31, Fred Hersch est attendu avec son trio au Duc des Lombards. C’est un des concerts du mois. Un géant du piano qui se produit dans une petite salle, le cas est malheureusement fréquent. Mal distribués, ses disques ne bénéficient d’aucune promotion mais n’échappent pas aux oreilles des critiques avisés. “Solo” son dernier disque, s’est vu ainsi récompensé par le Grand Prix de l’Académie du Jazz 2015. Mais c’est en trio, qu’il jouera au Duc des Lombards, avec John Hebert, son bassiste habituel, Nasheet Waits, batteur très demandé (il joue notamment sur les derniers albums des trompettistes Ralph Alessi et Avishai Cohen) remplaçant Eric McPherson à la batterie.
-Étonnant fourre-tout musical au sein duquel toutes sortes de musiques se font entendre, le festival Villette Sonique a la bonne idée d’inviter le 1er juin le saxophoniste Kamasi Washington à y participer. Révélé l’an dernier par “The Epic”, un ahurissant coffret de 3 CD(s) paru sur un label d’électro et de hip-hop instrumental, le saxophoniste très engagé politiquement souffle des notes brûlantes et torturées, évoque John Coltrane et Pharoah Sanders, mais tient aussi un discours étonnamment lyrique. Jouée par des formations différentes et parfois gigantesques rassemblant chœurs et cordes, sa musique exubérante et colorée emprunte à tant de genres musicaux (gospel, soul, free, funk) qu’elle en devient inclassable et personnelle. Concert à la Cité de la Musique, Philharmonie 2 (20h30). Personnel non communiqué.
-Ian Shaw à Paris le 2 juin (20h00), au Club de l’Étoile (81 boulevard Gouvion Saint-Cyr, Paris 17e) qui a été entièrement rénové. On attendait depuis longtemps qu’il remonte sur une scène parisienne. La sortie d’un album sur le label Jazz Village lui en offre l’opportunité. Shaw est un phénomène : humoriste, pianiste, il possède une voix souple et agile qui lui permet de chanter du jazz sans avoir besoin de forcer son talent. Très à l’aise sur tempo rapide, il met beaucoup de lui-même dans les ballades qu’il reprend. “The Theory of Joy” en contient d’inoubliables. Il y a Brother, une chanson écrite à la mémoire de son frère Gareth disparu deux ans avant sa naissance, mais aussi Where Are We Now, une chanson de David Bowie qu’il interprète magnifiquement. Ian Shaw fera le voyage jusqu’à nous avec les musiciens de son disque : Barry Green au piano, Mick Hutton à la contrebasse et Dave Ohm à la batterie.
-Réservation Leïla Olivesi “Suite Andamane” : andamane@leilaolivesi.com
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-Sunset-Sunside : www.sunset-sunside.com
-Festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés : www.festivaljazzsaintgermainparis.com
-Festival Villette Sonique : www.villettesonique.com
-Club de l’Étoile : www.jazzclub-paris.com
Crédits Photos : Bill Evans © David Redfern Leïla Olivesi © Solène Person – Billy Hart Quartet © John Rogers / ECM – Olivier Robin, Stéphane Belmondo Trio © Philippe Marchin – Stephan Oliva & Jean-Marc Foltz © Maxim François – Fred Charbaut / Donatienne Hantin & Jacky Terrasson, Laurent de Wilde © Pierre de Chocqueuse – Nik Bärtsch Mobile © Christian Senti – Fred Hersch © Vincent Soyez – Kamasi Washington © Mike Park – Ian Shaw © Tim Francis – Kenny Werner Trio, Kevin Hays © Photo X/D.R.