MADELEINE & SALOMON : “A Woman's Journey”
(Tzig’Art / Promised Land / Socadisc)
Flûtiste de formation, Clotilde Rullaud se décida tardivement à chanter. Sarah Lazarus l’initia au jazz vocal, lui apprit à improviser. Clotilde étudia aussi le chant classique et, renseignée par la chanteuse ethno musicologue Martina Catella, s’intéressa aux différentes techniques de chant existantes de part le monde. Elle avait publié un premier disque avec le guitariste Hugo Lippi lorsque Olivier Hutman me la présenta en 2008, l’année de la parution d’“In Extremis”, son second album, un opus plus ambitieux réalisé avec des musiciens talentueux – Olivier au piano, Dano Haider à la guitare, Antoine Paganotti à la batterie. Inclassable, ouvert à toutes sortes de musiques, à l’Afrique comme à l’Amérique du Sud, à la musique française, La noyée de Serge Gainsbourg se retrouvant au même programme que le Pie Jesus de Maurice Duruflé, “In Extremis” me déconcerta malgré la voix originale de Clotilde, son feeling, son groove, son franc sourire et sa franchise que j’apprécie.
Après de solides études de piano classique, Alexandre Saada passa à d’autres musiques, intégra un groupe de rock pour y jouer de l’orgue, se consacra au jazz, aux musiques improvisées, prolongeant sa formation auprès de Daniel Goyone, de Michel Petrucciani. Je fis sa connaissance chez Paris Jazz Corner, le disquaire de la rue de Navarre. Il me remit son premier disque, une autoproduction intitulée “Eveil” enregistré en trio dans les années 2000. Un opus fait à la va vite, un peu bancal mais plein de bonnes idées, la découverte d’un piano sensible aux harmonies riches, aux notes bien choisies. Après “Panic Circus”, un intermède coloré, recueil de chansons pop passées à la moulinette d’un jazz électrique, Alexandre m’impressionna par ses albums solo, recueils de miniatures aux notes économes, aux harmonies travaillées intégrant avec bonheur le silence à la musique. Des disques évoquant des paysages brumeux de petit matin, mais aussi des figures amis dans “Portraits”, le dernier de ses trois opus en solo. “Present”, un disque improvisé de 2009 dans lequel il renoue avec ses racines classiques, et “Continuation to the End”, quatorze photographies sonores d’instants mémorisés enregistrés chez lui sur son propre piano, témoignent de la profondeur de son univers poétique.
Se connaissant depuis longtemps, Clotilde et Alexandre se sont rapprochés à l’occasion d’une tournée en Asie. Se découvrant des goûts communs pour la poésie, ils ont décidé de s’associer pour partager leur commune approche minimaliste de la musique. Une invitation du Melbourne Recital Center (Australie) les incita à repenser l’American Songbook, à lui donner une dimension politique plus engagée. Ce travail est aujourd’hui un disque, leur premier qu’ils publient sous leurs prénoms d’emprunts : Madeleine et Salomon.
Hommage à des chanteuses militantes qui affirmèrent leur féminité et surent porter un regard personnel sur la société dans laquelle elles vivaient, “A Woman’s Journey” s’ouvre sur une composition de Nina Simone chantée à capella. Les paroles sont celles d’un poème très célèbre de William Waring Cuney (1906-1976). Clotilde, une mezzo, la chante dans le registre grave, sa voix se rapprochant ainsi de celle de Nina, une voix de contralto, Images (il manque le s, les images du poème étant plurielles) acquérant ici la dimension mystique d’un chant religieux. La voix de Clotilde reste grave dans une magnifique version de All the Pretty (Little) Horses (le Little de la chanson a ici disparu), une berceuse que tous les américains connaissent, mais qu’un piano inspiré enrichit ici de mémorables couleurs harmoniques. De Nina Simone, le duo reprend aussi Four Women, un des morceaux le plus poignant de son répertoire. Introduit à la flûte par Clotilde qui le chante avec autant d’émotion que de conviction, il contient un bref passage onirique, une rêverie pianistique de l’imprévisible Alexandre qui en pose sobrement les accords. De Strange Fruit, une chanson courageuse pour l’époque (1939), qui colla à la peau noire de Billie Holiday, Clotilde, bénéficiant des accords lumineux du piano, en donne une version dépouillée, murmurée comme si on cherchait à bâillonner la chanteuse, comme si le poème de Lewis Allen (alias Abel Meeropol) continuait à déranger l’Amérique bien pensante. Plus loin, Save the Children, un extrait de “What’s Going On”, le chef-d’œuvre de Marvin Gaye, fait entendre un arrangement inattendu, le re-recording permettant de multiplier flûtes et pianos, de créer plusieurs voix. Elles sont ainsi plusieurs à chanter Les Fleurs, morceau popularisé par le pianiste Ramsey Lewis en 1968 et que Minnie Ripperton reprit deux ans plus tard dans “Come to My Garden”, son premier disque.
Car loin de reprendre que des titres célèbres, Madeleine & Salomon puisent leur matériel thématique dans un vaste répertoire. L’amateur de jazz connaît Little Girl Blue, une chanson de 1935 co-signée Richard Rogers (pour la musique) et Lorenz Hart (pour les paroles), un standard bénéficiant ici de la riche palette harmonique dont dispose Alexandre. Janis Joplin la chanta. Mais, de cette dernière, l’amateur de jazz point trop curieux a-t-il déjà entendu Mercedes Benz ? Swallow Song de Mimi et Richard Farina lui est-il familier ? La sœur de Joan Baez et son mari l’enregistrèrent en 1965 dans “Reflections in a Crystal Wind”, leur second album et la cadence soutenue que lui donne le piano, celle d’une chevauchée fantasque et fantastique, est ici renversante.
Élargi à la soul et à la folk music, le répertoire de ce disque (qui contient aussi At Seventeen, une chanson de Janis Ian particulièrement cruelle et désabusée), provoque la surprise. J’écoute pour la première fois No Government, un protest song de Philip Anthony Johnson qu’interpréta Nicolette Suwoton, une chanteuse d’origine nigériane née à Glasgow et installée à Londres. Je découvre également High School Drag, un poème « beat » sur la guerre froide écrit par Mel Welles, un obscur scénariste de Série B. L’actrice Phillipa Fallon le récite dans le film “High School Confidential” (1958). Ces deux morceaux, Madeleine & Salomon les entremêlent, n’en font qu’un, les paroles de High School Drag semblant sortir d’un mégaphone. Alexandre les rythme avec un piano préparé qui rend ses notes métalliques. Le duo tire également de l’oubli The End of Silence d’Elaine Brown, membre actif du Black Panther Party qui en chanta son hymne. Embellie par les harmonies du piano, la voix d’abord lointaine et récitante, se fait puissante comme celle d’une afro-américaine adressant une prière à l’église.
Dans tous ces morceaux, Alexandre Saada, assure un piano aussi délicat que minimaliste, juste ce qu’il faut pour valoriser la voix, embrasser ses murmures. Nonchalamment, son piano tranquille émerveille. Le souffle, l’âme passent au premier plan dans ce disque artisanal et surnaturel qui baigne dans une atmosphère envoûtante. Vous faites partie de moi (I’ve Got You Under my Skin de Cole Porter adapté en français par Joséphine Baker) est même volontairement fragile. Une voix sensible la porte et nous offre son cœur.
Alexandre Saada et Clotilde Rullaud (Madeleine & Salomon) se produiront au New Morning le 15 juin à 20h30. Accompagnant la musique, de courts films oniriques constitués d'images d'archives seront projetés pendant leur concert.
Photos © Alexandre Saada