Ces deux-là se fréquentent depuis si longtemps qu’ils sont tous les deux capables, comme par télépathie, de prévoir le discours de l’autre, la musique gagnant en fluidité et en cohérence. Ensemble, ils ont constitué des groupes, Lookout Farm et Pendulum dans les années 70, puis Quest au début des années 80, qui se reformera plusieurs fois, nous laissant un dernier album en 2013 sur Enja, “Natural Selection” (1988) restant pour moi leur plus bel opus. En duo, Dave Liebman et Richie Beirach ont également enregistré de nombreux disques. Le plus récent, “Unspoken” (Out Note) date de 1989. Car Beirach réside à Leipzig. Il enseigne, possède son propre trio, et a moins l’occasion de rencontrer Liebman, très occupé lui aussi.
La riche palette harmonique de Richie Beirach doit beaucoup à ses dix ans de piano classique. Son vocabulaire s’étend aux intervalles distendus, aux accords percussifs qui peuvent surprendre chez un musicien au toucher subtil, au phrasé délicat. Outre une grande liberté tonale, il cultive une esthétique raffinée qui tempère les improvisations souvent aventureuses de Dave Liebman, un saxophoniste au tempérament de feu assumant aujourd’hui un jeu beaucoup plus mélodique. Affectionnant le registre aigu du soprano, son instrument de prédilection bien qu’il joue aussi du ténor et de la flûte, il évite ici les suraigus, s’abstient de crier mais non de verser des larmes (ce qu’il fait dans une reprise émouvante de Sweet Pea au ténor) pour se concentrer sur les thèmes, des standards parfois anciens – For All We Know date de 1934 – dont il fait chanter les mélodies. Ses improvisations bénéficient du soutien sans faille d’un piano tout aussi capable de plaquer de solides accords que d’assurer un contrepoint mélodique aérien.
“Balladscapes” s’ouvre sur Siciliana, une sonate de Jean-Sébastien Bach que les jazzmen apprécient. Également au répertoire, Moonlight in Vermont, Lazy Afternoon, This is New et Day Dream bénéficient d’interprétations aussi inspirées que lyriques. Cosigné par Duke Ellington et Billy Strayhorn, Day Dream est abordé au ténor par Liebman. Sa sonorité ample, volumineuse, donne du caractère, du relief au morceau. Le saxophoniste joue ici beaucoup plus de ténor que dans ses autres albums. L’instrument est également mis en valeur dans un medley renfermant Welcome et Expression, deux morceaux de John Coltrane, des prières qui apaisent et donnent du baume au cœur. Liebman et Beirach reprennent aussi quelques-unes de leurs compositions. DL est un ancien thème du pianiste précédemment enregistré en duo et avec Quest. Composé par les deux hommes, Kurtland est longuement introduit en solo et au ténor par Liebman. Le piano joue également sa partie en solo, les deux instruments se rejoignant pour conclure. Déjà enregistré lui aussi, le majestueux Master of the Obvious de Liebman est une autre pièce maîtresse de ce disque. Un soprano rêveur en chante les notes, tout comme il poétise autrement Zingaro, morceau d’Antonio Carlos Jobim qui, introduit à la flûte, n’a plus rien de brésilien. Car ces ballades sont des paysages sonores, des terres que l’on parcourt lentement, au rythme de la musique, à petits pas pour ne pas la quitter trop vite, pour encore et encore l’écouter.
Photo X/D.R.