J’avoue avoir tardé à vous parler de ce disque, non qu’il soit mauvais, – il est même excellent –, mais après “Again” et “HIP”, deux grandes réussites en trio, le piano de Vincent Bourgeyx y occupe moins l’espace sonore, se fait ici moins présent. Normal, car sept des treize plages de “Short Trip” accueillent David Prez au saxophone ténor – et au soprano dans Choral, ce que la pochette n’indique pas. En outre, Vincent Bourgeyx accompagne avec beaucoup d’à propos et de finesse la chanteuse Sarah Lazarus dans deux des cinq standards de cet album, ce qui réduit encore la place de son instrument. C’est en le réécoutant que la nécessité d’en faire une chronique m’a paru évidente car les disques de jazz qui relèvent vraiment du jazz comme celui-ci se font rares. Loin des effets de mode, des métissages peu seyants qui sont aujourd’hui monnaie courante, ce cinquième opus du pianiste s’enracine et renouvèle de l'intérieur une tradition musicale que nombre de jazzmen, biberonnés depuis l’enfance par d’autres musiques, ignorent et délaissent aujourd’hui.
Le jazz qu’il apprit à aimer à Bordeaux, sa ville natale, après des années de piano classique, Vincent Bourgeyx l’étudia en Amérique, au Berklee College of Music de Boston dont il sortit diplômé en 1997. Il le côtoya également de très près dans les clubs new yorkais au sein du quartette du tromboniste Al Grey et de celui de la saxophoniste Jane Ira Bloom. Participant à de nombreux concerts, il se forgea une amitié durable avec le batteur Bobby Durham (décédé en 2008) et le bassiste Matt Penman avec lequel il enregistra “Introduction” son premier disque et “Again” en 2008, Ari Hoenig à la batterie complétant une section rythmique 100% américaine.
Deux musiciens américains l’accompagnent à nouveau dans “Short Trip”. Jazzman très demandé – il est membre du quartette James Farm et du SF Jazz Collective –, Matt Penmann tient une fois encore la contrebasse – écoutez le jeu mélodique qu’il adopte dans Choral – et Obed Calvaire, que les afficionados du pianiste Monty Alexander connaissent bien, la batterie. Sa frappe puissante apporte poids et épaisseur à un jazz moderne imbibé de swing, mais qui sait aussi se faire miel. Short Trip, une composition malicieuse qui introduit l’album et lui donne son nom, contient un long et fiévreux chorus de ténor de David Prez dont les phrases sinueuses restent toujours bien construites. Élève de Dave Liebman et de Michael Brecker, proche d’un Mark Turner par une sonorité qu’il va souvent chercher dans le registre aigu de l’instrument, le saxophoniste possède un réel talent, l’aspect énergique de son jeu allant de pair avec un lyrisme qu’il manifeste bien volontiers dans les ballades.
Quant à Vincent Bourgeyx, il est tout feu tout flamme dans In a Hurry, une plage en trio aux notes abondantes qui témoigne de sa culture, de son admiration pour Oscar Peterson dont l’écoute attentive de ses disques détermina naguère sa vocation de pianiste de jazz. Très à l’aise avec le blues qui semble couler naturellement de ses doigts dans Elephant’s March, mais aussi avec le bop dans un This Is New énergique, il pose des harmonies chatoyantes sur la mélodie d’Abbey et sur la voix sensible et très juste de Sarah Lazarus, une voix que seule la contrebasse accompagne dans les premières mesures de I Got Lost in His Arms. Chantée avec profondeur et émotion, sa version solaire de I’ve Grown Accustomed to His Face est également très convaincante. “Short Trip” s’achève sur un autre standard. Composé en 1934, For All We Know connut d’innombrables interprétations. Celle que nous offre Vincent Bourgeyx, seul avec son instrument, émeut et fait battre le cœur. On attend avec impatience un album en solo.
Photo de Groupe © Loïc Séron - Vincent Bourgeyx © Christian Ducasse