Trois disques récemment parus méritent des chroniques. Confiés à de jeunes musiciens afro-américains, les deux premiers font entendre un jazz moderne et inventif qui garde ses racines en mémoire. Le pianiste Gerald Clayton et le trompettiste Ambrose Akinmusire ont d’ailleurs travaillé ensemble. Ce dernier joue dans “Life Forum”, le précédent disque de Clayton. Réunissant un casting de haut vol, “The Passion of Charlie Parker” est un hommage décalé au génial saxophoniste. Au saxophone ténor, Danny McCaslin s’y montre éblouissant.
Ambrose AKINMUSIRE : “A Rift in Decorum” (Blue Note / Universal)
Il est de ceux qui font bouger les choses, prennent des risques, surtout en concert, la scène étant pour Ambrose Akinmusire un laboratoire dans lequel se crée un autre jazz en devenir. Publié en 2014, “The Imagined Savior Is Far Easier to Paint”, son album précédent, était beaucoup plus orchestré et produit. Ici plus de quatuor à cordes ni de musiciens invités. Sur la scène du Village Vanguard, le trompettiste s’exprime et innove en quartette, toujours avec Sam Harris au piano, Harish Raghavan à la contrebasse et Justin Brown à la batterie. Particulièrement inventive, sa section rythmique n’hésite pas à oublier les barres de mesure et à jongler avec d’improbables métriques. Portée par le jeu foisonnant de Brown qui fouette et martèle cymbales et tambours, la musique s’organise collectivement au fur et à mesure qu’elle se déroule. Harris cultive souvent les dissonances mais peut tout aussi bien suivre les contre-chants de la trompette ou accompagner cette dernière dans l’exposé de thèmes très lents d’une grande pudeur et beauté mélodique. Dans Moment in Between the Rest, presque un lamento, la trompette semble pleurer, ses effets de growl, ses brusques attaques dans le registre aigu de l’instrument exprimant ses sanglots. Elle fait de même dans A Song to Exale to (Diver Song), une tendre et délicate mélodie longuement introduite par le piano et la contrebasse jouée à l’archet. Largement improvisés, tous ces morceaux reposent sur des tempos fluctuants. Les notes y coulent plus ou moins vite selon l’humeur du trompettiste qui occupe beaucoup l’espace et n’hésite pas à jouer des lignes mélodiques inattendues, partageant avec les siens une musique labyrinthique constamment in progress.
Gerald CLAYTON : “Tributary Tales” (Motéma / Pias)
Lui aussi innove, propose un autre jazz en phase avec son canal historique, sa tradition afro-américaine. Justin Brown qui est aussi le batteur de son trio lui apporte les métriques impaires et sophistiquées qui conviennent aux harmonies chatoyantes de son piano. Gerald Clayton aime aussi explorer de nouveaux territoires. Le drumming inhabituel de Brown et la contrebasse pneumatique de Joe Sanders constituent la trame rythmique idéale de son jazz moderne. Avec eux, d’autres musiciens de “Life Forum”, l’album précédent du pianiste. On retrouve ainsi les saxophonistes Logan Richardson (à l’alto) et Dayna Stephens (au baryton dans un seul morceau). Ben Wendel, le saxophoniste de Kneebody, est au ténor et au basson en deux occasions. Sachal Vasandani et le poète Carl Hancock Rux assurent respectivement vocalises (Squinted) et narration, l’album restant toutefois très largement instrumental. Gerald Clayton soigne l’orchestration de sa musique, sa mise en couleurs. Les saxophones s’en chargent, partageant avec lui les thèmes, apportant des contre-chants à un piano qui adopte une certaine discrétion. Bien que s’offrant une courte pièce en solo (Reflect On), l’instrument se fond souvent dans la masse orchestrale pour se mettre à son service. Mêlant souvent leurs timbres à l’unisson, les anches donnent aussi à la musique une certaine âpreté. Logan Richardson possède une sonorité rugueuse et agressive et ses improvisations libres heurtent parfois l’oreille. Clayton y remédie par des chorus fluides, un lyrisme qui équilibre la musique. Son piano dans Dimensions : Interwoven, un poème que récitent Aja Monet et Carl Hancock Rux, est tout simplement magnifique.
“The Passion of Charlie Parker” (Impulse ! / Universal)
Produit par Larry Klein, cet hommage réussi à Charlie Parker (1920-1955) a le mérite d’actualiser l’œuvre du saxophoniste, les musiciens réunis ici ayant essayé d’imaginer la musique que jouerait Parker s’il était encore de ce monde. Conçu comme une pièce de théâtre musicale, il retrace quelques épisodes de sa vie, de ses débuts à Kansas City à New York, ville dans laquelle se forgea sa légende. Écrits par David Baerwald, les textes « langage joycien au sein duquel la métaphore règne en maître » ont été confiés à Madeleine Peyrou, Melody Gardot, Luciana Souza, Kurt Elling et Gregory Porter, chanteuses et chanteurs avec lesquels Klein a précédemment travaillé. Kandace Springs, nouvelle coqueluche des disques Blue Note, la jeune française Camille Bertault, étonnante dans son adaptation vocale d’Au Privave dont elle a également écrit les paroles, et Barbara Hannigan que les amateurs de musique contemporaine connaissent bien complètent ce casting de stars. Tous interprètent des personnages associés à Parker, l’acteur de cinéma et de théâtre Jeffrey Wright prêtant sa voix à ce dernier. So Long (une adaptation de K.C. Blues) et Fifty Dollars (aka Segments) sont particulièrement réussis. Ils contiennent de passionnants développements instrumentaux, ces derniers équilibrants les parties vocales de l’album. Très convainquant au saxophone ténor, Donny McCaslin ne cherche jamais à imiter Parker mais étonne par la modernité de son phrasé, le lyrique de ses nombreuses interventions. Il retrouve ici le guitariste Ben Monder et le batteur Mark Giuliana, qui ont participé avec lui à l’enregistrement de “Blackstar”, le dernier David Bowie. Craig Taborn aux claviers, les bassistes Scott Colley et Larry Granadier et le batteur Eric Harland s’ajoutent à cette exceptionnelle réunion de grands musiciens.
Photo (Gerald Clayton) © Keith Major