En ce beau mois d’octobre, Thelonious Monk est le pianiste dont on parle le plus. Le centenaire de sa naissance n’a pas échappé aux journalistes qui écrivent sur sa musique et aux jazzmen qui reprennent ses compositions. Bien qu’ancrée dans la tradition (l’influence du blues et gospel), sa musique semble obéir à ses propres règles. Inspiré par l’ange du bizarre, son étrange jeu de piano permit à Monk de toujours exprimer avec précision ses idées, ses troublantes dissonances, et de donner du poids à ses silences. Monk reste unique, et s’il est relativement facile de l’imiter, relire autrement sa musique qu’il interprétait à la perfection n’est pas donné à tout le monde. Enrico Pieranunzi le fit l’autre soir au Sunside, la plongeant dans un grand bain de lyrisme. Hervé Sellin rejoue avec talent et bonheur sa musique, mais l’hommage le plus respectueusement décalé qui lui est rendu aujourd’hui, on le doit à Laurent de Wilde. À la tête de son New Monk Trio – Jérôme Regard à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie –, il donne d’autres couleurs, d’autres rythmes à une musique qu’il reconstruit à sa manière, exposant les mélodies de Monk à ses propres arrangements.
Le titre du disque est aussi le nom de son groupe : New Monk Trio, une nouvelle façon de jouer Monk tout en respectant ses mélodies. Ces dernières n’ont aucun mal à se faire reconnaître, car c’est autour que tout se passe. Monk, Laurent de Wilde l’admire et le fréquente depuis longtemps. Écrit d’une plume alerte, le livre qu’il lui consacra en 1996 chez Gallimard (L’Arpenteur) nous révéla son admiration pour le pianiste. Lui consacrer un disque entier, Laurent n’était alors pas prêt. Il lui emprunta bien quelques morceaux et en parsema ses propres albums, mais attendit vingt ans avant d’oser remodeler sa musique, de ne plus avoir peur de jouer Monk sans être Monk. Ce sont les enregistrements que ce dernier effectua pour Blue Note – cinq séances entre octobre 1947 et mai 1952 – qui révélèrent au monde entier la singularité de son art.
Cinq des morceaux que Laurent de Wilde reprend ici ont été enregistrés pour Blue Note. « On a dit que j’étais un compositeur difficile, mais même un imbécile à l’oreille tordue peut chantonner un air comme celui-ci.* » confia Monk au journaliste Ira Gitler lors de l’enregistrement de Thelonious, entièrement composé sur une note unique, le si bémol. Laurent improvise sur une suite d’accords étrangère au morceau initial et laisse une grande liberté à Donald Kontomanou pour le rythmer à sa guise. La contrebasse tient un rôle important dans Monk’s Mood, une ballade dont les nouveaux accords imaginés par Laurent transforment sensiblement la mélodie. Construit autour d’un ostinato, que soutient Jérôme Regard, ‘Round Midnight adopte un tempo vif et inhabituel qui le fait avancer à bonne allure. Misterioso, un blues aux intervalles de sixtes arpégées que Monk enregistra avec Milt Jackson hérite de la ligne de basse de Born Under a Bad Sign, une composition d’Albert King dont s’empara Jimi Hendrix. Quant à Four in One (quatre sextolets de croches dans une mesure), abordé sur un tempo quelque peu ralenti, il dodeline sans rien perdre de sa fraîcheur mélodique.
Après Blue Note, c’est le label Prestige qui édita les disques de Thelonious Monk. Cinq séances virent le jour entre octobre 1952 et septembre 1954. Reflections, Friday the 13th et Locomotive datent de cette période. Enregistré en trio en 1952, Reflections n’a presque pas été retouché par Laurent qui s’est amusé à ralentir Locomotive, morceau construit sur 20 mesures qui suggère l’arrivée à petite vitesse d’un train en gare. Friday the 13th qui conclut l’album (et sur lequel se terminent les concerts du trio) est une ritournelle entêtante que l’on conserve longtemps en mémoire. Calée sur un solide tempo, sa mélodie se siffle facilement comme en témoigne la version que Laurent nous en propose. Monk l’enregistra un vendredi 13 (d’ou son titre) et la sienne dure près de onze minutes.
Dédié et composé chez la baronne Nica de Koenigswarter un mois avant qu’il ne l’enregistre en studio pour Riverside, Pannonica hérite ici d’heureuses transformations. Une version moelleuse, aérée et séduisante à souhait nous est ainsi proposée. Coming on the Hudson fait partie des titres que Monk enregistra en 1958 avec Johnny Griffin au Five Spot de New York. Je préfère la version Columbia de 1962 avec Charlie Rouse au ténor, plus concise et nonchalante. Je ne suis pas le seul. Chelsey B. Sullenberger l’avait probablement en tête lorsqu’en 2009 il posa sur l’Hudson son Airbus A320, sauvant ainsi ses 155 passagers. Laurent de Wilde en modifie sensiblement la structure, laisse Jérôme Regard faire chanter sa contrebasse avant de mettre en boucle le pont du morceau pour que Donald Kontomanou prenne un solo. Seule composition de Laurent, le réjouissant Tune for T, en solo, et Monk’s Mix, cinq thèmes de Monk passés à la sauce caribéenne, une séquence épicée et joyeuse, complètent un opus pour le moins incontournable.
*Cité dans “Blue Monk / Portrait de Thelonious” de Jacques Ponzio et François Postif (Actes Sud), page 96. – “New Monk Trio” (Gazebo / L’Autre Distribution) existe également en vinyle sous la référence GAZ133V.
-Concert de sortie le 26 octobre au Bal Blomet, 33 rue Blomet 75015 Paris.
Photos © Gazebo – Thelonious Monk © Photo X/D.R.