Je vous ai fait attendre amis lecteurs, mais la présente sélection, reflet fidèle de mes goûts, ne devrait pas trop vous choquer. Treize Chocs, c’est peut-être beaucoup pour des âmes sensibles et pacifiques. Les miens n’ont toutefois rien de physique. Ils s’écoutent même sans modération. Si les très grands disques ne sont jamais légion, 2017 fut une bonne année pour le jazz, surtout pour le jazz européen, le jazz, musique que l’on n’a jamais su bien définir, n’étant plus chasse gardée de la grande Amérique.
En octobre 1947, sourd au be-bop et à l’évolution du jazz, le pape montalbanais Hugues Panassié excommuniait du Hot Club de France le déviationniste Charles Delaunay. Beaucoup moins violentes, les querelles sont encore nombreuses aujourd’hui entre les partisans d’un jazz attaché au blues et à la primauté du swing et les tenants d’un jazz intégrant les spécificités culturelles des pays européens qui l’ont accueilli, lui donnant ses lettres de noblesse et plaçant l’harmonie au cœur de la musique. Qu’il se fonde dans la musique baroque avec “Les idées heureuses”, le disque hommage de Jean-Philippe Viret à François Couperin, ou se rapproche de la musique de chambre, ce que font le Tarkovsky Quartet de François Couturier, formation à l’instrumentation inhabituelle, ou le trio réunissant Vincent Courtois (violoncelle), Daniel Erdmann et Robin Fincker (saxophones) dans “Bandes Originales” un disque qui méritait d’apparaître dans cette sélection, le jazz européen, souvent proche de la musique contemporaine, affiche une santé insolente.
Ses racines afro-américaines ne sont pas pour autant ignorées. La musique que joue le quartette d’Hervé Sellin dans “Always Too Soon” relève du bop. En reprenant des arrangements de Gil Evans, Laurent Cugny et son orchestre de jeunes musiciens restent fidèle à un jazz de répertoire qui, modernisé, a encore de beaux jours devant lui. Quant au “Drummer & Composer” du batteur danois Snorre Kirk, un disque profondément ancré dans le swing, on croirait écouter du jazz américain. Ce dernier possède toujours de grands artistes pour porter ses couleurs. En congé du trio de Keith Jarrett qu’il a servi pendant plus de trente ans, Gary Peacock fait merveille avec le sien. Aaron Parks, s’affirme comme l’un des grands pianistes de demain et le nouvel album de Fred Hersch en solo est l’un des plus enthousiasmant de sa discographie. Je vous en livre mes commentaires et vous laisse le soin de les écouter.
12 nouveautés…
François COUTURIER / TARKOVSKY Quartet :
“Nuits Blanches” (ECM / Universal)
Chronique dans Jazz Magazine n°694 - mai (Choc)
Pour moi, le plus beau disque du Tarkovsky Quartet, formation de musique de chambre réunissant autour du pianiste François Couturier, grand admirateur du cinéaste, Anja Lechner (violoncelle), Jean-Marc Larché (saxophone soprano) et Jean-Louis Matinier (accordéon). Du pays des songes où ils semblent puiser leur inspiration, ils nous ramènent des images, des improvisations rêvées. Intercalées entre une reprise sublime du Cum dederit dilectis suis somnum d’Antonio Vivaldi et les compositions originales de Couturier qui interprète deux de ses thèmes en solo, ces rêves parfois abstraits nous renvoient à l’univers profondément spirituel d’Andreï Tarkovsky et en dévoilent la lumière intérieure.
-GIL EVANS PARIS WORKSHOP : “Spoonful” (Jazz&People / PIAS)
Chronique dans Jazz Magazine n°693 - avril (Choc)
Depuis 2014, à la tête d’une formation de jeunes musiciens enthousiasmants et enthousiastes, Laurent Cugny célèbre la mémoire de Gil Evans (1912-1988). Modernisés, les arrangements de ce dernier héritent d’un nouvel équilibre entre parties écrites et improvisées, les solistes de l’orchestre y possédant un vaste espace de liberté. Si le premier disque de ce double album est consacré à la musique de Laurent et à des morceaux qu’il a lui-même arrangés – Lilia de Milton Nascimento, My Man’s Gone Now, Manoir de mes rêves –, le second reprend de nombreux chefs-d’œuvre d’Evans épatamment revus par Cugny. Spoonful, une composition de Willie Dixon s’étalant sur une quinzaine de minutes et le célèbre et envoûtant Time of the Barracudas en sont les moments forts.
Fred HERSCH : “{Open Book}” (Palmetto / Bertus Distribution)
Chronique dans le blog de Choc le 17 novembre
Sans nul doute l’un des sommets de l’importante discographie du pianiste, “{Open Book}” est un florilège des concerts en solo que Fred Hersch donna trois soirs de suite au JJC Art Center de Séoul en avril 2017. Morceau d’une vingtaine de minute, libre improvisation sans thème préétabli également enregistrée en public, Through the Forest complète l’album. Se laissant guider par son imagination, Hersch met les voiles et part à l’aventure. Également au programme, Eronel de Thelonious Monk et une relecture éblouissante de Zingaro, composition d’Antonio Carlos Jobim auquel il a consacré un album entier. Musicien dont on oublie la technique tant la musique reste fluide, Fred Hersch déroule de longues tapisseries de notes et séduit par ses harmonies rêveuses et poétiques, les belles couleurs dont il éclaire ses morceaux.
Snorre KIRK : “Drummer & Composer” (Stunt / UVM)
Chronique dans Jazz Magazine n°698 - septembre (Révélation !)
C’est au sein du trio de Magnus Hjorth, le pianiste suédois de cette séance dont l’album “Blue Interval” (Stunt Records) fit l’objet d’une chronique dans ce blogdeChoc que j’ai découvert ce batteur danois apprécié dans les pays scandinaves, mais largement méconnu des amateurs de jazz français. Snorre Kirk est aussi un compositeur / arrangeur qui nous révèle ici sa propre musique en septet. Trombone, cornet, clarinette, saxophones (alto et ténor), piano, contrebasse et batterie, l’instrumentation rappelle celle naguère adopté par Wynton Marsalis pour ses propres albums. Conçu et organisé comme une suite, ce disque enthousiasmant nous raconte le jazz et son histoire, la Nouvelle-Orléans, les Caraïbes et ses danses, le blues et les grandes heures du swing.
-Paul LAY : “The Party” (Laborie Jazz / Socadisc)
Chronique dans le blog de Choc le 21 février
Inclus dans un coffret contenant un second disque bien moins intéressant, “The Party” est le meilleur album de Paul Lay à ce jour. À son écoute, on mesure le chemin parcouru par ce jeune pianiste qui, en 2015, obtenait le très convoité Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz. Enregistré en trio avec Clemens Van Der Feen à la contrebasse et Dré Pallemaerts à la batterie, “The Party”, disque conçu « comme une illustration sonore de scènes cinématographiques qui se déroulent lors d'une fête », étonne par la qualité de son matériel thématique, des compositions originales pour la plupart au sein desquelles il est bien difficile de recommander un morceau plutôt qu’un autre. Paul Lay s’est trouvé une section rythmique qui interroge son piano et libère son imagination. Sa version de I Fall in Love Too Easily, une pièce en solo qui conclut cet opus, une merveille, devrait convaincre les plus réticents.
-Nathalie LORIERS / Tineke POSTMA / Nicolas THYS :
“We Will Really Meet Again” (W.E.R.F. Records)
Chronique dans le blog de Choc le 23 janvier
Enseignante très demandée, pianiste attitrée du Brussels Jazz Orchestra, le meilleur big band de jazz de Belgique, Nathalie Loriers ne nous visite pas souvent. Heureusement il y a ses disques, qui bien que mal distribués passent toutefois la frontière. “We Will Really Meet Again”, le second qu’elle enregistre avec la saxophoniste Tineke Postma, est l’un de ses plus beaux. Bassiste expérimenté, Nicolas Thys complète un trio qui se passe très bien de batteur. Mis à part trois miniatures improvisées et une magnifique version de Luiza, une composition d’Antonio Carlos Jobim, les thèmes sont de Nathalie Loriers. Le blues qu’elle transmet à ses doigts, la douceur de son toucher irrigue une musique souvent mélancolique, des ballades que le piano et le saxophone rendent particulièrement lumineuses.
Stephan OLIVA / Susanne ABBUEHL / Øyvind HEGG-LUNDE :
“Princess” (Vision Fugitive / L’Autre Distribution)
Chronique dans le blog de Choc le 27 mars
S’il se produit souvent en solo ou avec son complice Jean-Marc Foltz, le pianiste Stephan Oliva travaille aussi depuis longtemps avec Susanne Abbuehl. Il lui écrit des musiques douces et tendres, enveloppe sa voix très pure de notes soyeuses qui mettent en valeur son timbre aérien. La chanteuse fait peu de disques. Seulement quatre albums depuis son premier en 2001. Elle a enregistré quelques morceaux avec Oliva mais c’est la première fois qu’un album entier les réunit. Øyvind Hegg-Lunde, un percussionniste norvégien choisi par Susanne, complète un trio qui se consacre largement à la musique de Jimmy Giuffre, des thèmes principalement issus des deux disques que ce dernier enregistra dans les années 70 pour le label Choice Records. Great Bird, un morceau de Keith Jarrett et quelques pièces d’Oliva complètent cet opus. Y ajoutant des paroles, allongeant ou contractant leurs syllabes, Susanne les chante magnifiquement.
Aaron PARKS : “Find the Way” (ECM / Universal)
Chronique dans Jazz Magazine n°694 - mai (Choc)
Artiste ECM et pianiste du quartette James Farm, Aaron Parks enregistra en 2011 un très bel album en solo (son premier) pour la firme munichoise. Il récidive avec ce disque en trio contenant de nombreuses ballades aux harmonies élégantes et sophistiquées. Par sa frappe énergique et sèche, son jeu expressif et varié, Billy Hart qui enregistre pour la première fois avec le pianiste, en tonifie quelque peu les musiques. Le batteur a convié à cette séance Ben Street, le bassiste de son propre quartette, le trio nous livrant un album lyrique et inspiré. Outre une version très « laid back » d’Unravel, pièce précédemment enregistrée par James Farm, Find the Way que chanta Rosemary Clooney sur des arrangements de Nelson Riddle témoigne de l’intelligence de Parks qui jouant un piano rubato, ne cesse de nous surprendre par ses lignes mélodiques chantantes, ses improvisations rêveuses qu’il sait rendre attachantes.
Gary PEACOCK Trio : “Tangents” (ECM / Universal)
Chronique dans Jazz Magazine n°698 - septembre (Choc)
Dans ce disque enregistré en trio avec Marc Copland au piano et Joey Baron à la batterie, Gary Peacock, 82 ans – il a accompagné Bill Evans, Paul Bley et servi le piano de Keith Jarrett pendant plus de trente ans –, fait chanter sa contrebasse comme il ne l’a encore jamais fait. Si la prise de son d’une rare précision y contribue beaucoup, la musique reste ici la préoccupation première de ce mélodiste. Comme lui, Copland et Baron préfèrent souvent ignorer les barres de mesure pour laisser la musique respirer, prendre le temps de se créer. Laissant la contrebasse défricher le terrain musical et occuper l’espace sonore, Copland cultive davantage l’abstraction que dans ses propres albums tout en faisant toujours tintinnabuler ses notes par des effets de pédales. Cette musique souvent onirique, le batteur la colore, la porte à faible volume tout en lui insufflant une dose subtile de rythme.
-Sylvain RIFFLET : “Re-Focus” (Verve / Universal)
Chronique dans Jazz Magazine n°699 - octobre (Choc)
Une vraie surprise, car les albums de Sylvain Rifflet, un excellent saxophoniste au demeurant, ne m’ont jamais convaincu. Ce concerto pour orchestre à cordes et saxophone dont le modèle avoué est le “Focus” de Stan Getz, m’a même réellement étonné. Si les arrangements pour cordes de Fred Pallem s’inspirent de ceux qu’Eddie Sauter écrivit pour Getz – Night Run ressemble même beaucoup à I’m Late, I’m Late qui ouvre le “Focus” de 1961 –, “Re-Focus” contient un autre répertoire et est loin d’être une relecture de l’original. Vibraphone et marimba y tiennent une place importante, de même que la batterie confiée à Jeff Ballard et présente dans cinq des neuf plages de l’album. Le plus bel hommage rendu à Stan Getz depuis sa disparition en 1991.
-Hervé SELLIN Quartet : “Always Too Soon” (Cristal / Sony Music)
Chronique dans le blog de Choc le 24 novembre
Dédié à Phil Woods qu’Hervé Sellin avait plusieurs fois accompagné en tournée, “Always to Soon” (Cristal / Sony Music) rassemble des musiques que le saxophoniste disparu en 2015 aimait jouer. Admirateur de Charlie Parker, Woods avait travaillé avec Lennie Tristano, et Thelonious Monk dont il fut membre du grand orchestre. Pour reprendre des thèmes de ce dernier, mais aussi Lennie’s Pennies, un des thèmes les plus célèbres de Tristano, Autumn in New York de Vernon Duke et une poignée de compositions originales, Pierrick Pédron s’imposait. Musicien à la sonorité d’alto généreuse, il enthousiasme par ses audaces et son jeu mélodique. Thomas Bramerie (contrebasse) et Philippe Soirat (batterie) complètent avec bonheur le quartette d’un admirable pianiste qui n’avait pas enregistré de disque depuis “Marciac New-York Express” en 2008.
-Jean-Philippe VIRET : “Les idées heureuses” (Mélisse / Outhere Music)
Chronique dans le blog de Choc le 27 juin
Enregistré avec Sébastien Surel (violon), David Gaillard (alto) et Éric-Maria Couturier (violoncelle), quatuor à cordes à l’instrumentation inhabituelle, Jean-Philippe Viret, remplaçant le second violon par sa contrebasse, “Les idées heureuses” tourne autour de François Couperin. De ce dernier, La muse plantine, est la seule composition que contient cet album. Trois morceaux directement inspirés par trois de ses nombreuses pièces pour clavecin et cinq compositions personnelles de Viret en complètent ce programme. Rendue intemporelle par un subtil mélange de timbres et de textures, cette musique heureuse, mi-écrite, mi-improvisée autour de mélodies séduisantes, remonte le temps – En un mot commençant relève davantage de Schubert que de Couperin – pour fondre son aspect baroque dans le jazz, voire le tango de notre siècle.
… Et un inédit :
Thelonious MONK : “Les Liaisons dangereuses 1960” (Sam Records - Saga / Pias)
Chronique dans le blog de Choc le 28 juillet
La découverte et la publication de l’intégralité de la musique enregistrée en 1959 par Thelonious Monk aux Nola Studios de New York pour le film de Roger Vadim, “Les liaisons dangereuses 1960” est un cadeau tombé du ciel. Avec Charlie Rouse au saxophone ténor, Sam Jones à la contrebasse, Art Taylor à batterie, et Barney Wilen présent sur quatre plages, Monk qui n’avait aucun nouveau morceau à proposer joua six de ses compositions habituelles, une improvisation autour d’un blues, et un gospel de Charles Albert Tindley. Une trentaine de minutes de la musique enregistrée ce jour-là seront utilisées dans le film. Joué par Monk en solo, Crepuscule With Nellie en constitua le générique.