J’ai découvert John Surman en 1970 dans “How Many Clouds Can You See”, un album Deram, sous-marque de Decca qui abrite d’excellents disques de Mike Westbrook et de Michael Gibbs. Entouré de nombreux souffleurs et jouant du saxophone baryton, il improvise une musique libre et brûlante. Dérangé dans mes habitudes d’écoute mais également fasciné, je me procurai la même année à Londres, “The Trio”, double album d’une musique à la modernité tout aussi radicale enregistrée avec Barre Phillips à la contrebasse et Stu Martin à la batterie. Toute blanche, avec seulement en bas à droite “The Trio” tapé à la machine à écrire, sa pochette rappelait celle du fameux « double blanc » que les Beatles, officiellement dissous depuis avril, avaient publié deux ans auparavant.
Ce n’est que dix ans plus tard, que John Surman se rappela à mon bon souvenir. Il enregistrait chez ECM, et Phonogram qui distribuait ses disques me les faisait parvenir. L’écoute de “Upon Reflection” (1979) bientôt suivi de très nombreux albums parmi lesquels l’admirable “Private City” (1988) dans lequel il joue tous les instruments (saxophones baryton et soprano, clarinette basse et synthétiseurs) me permit de constater que le saxophoniste ne jouait plus la même musique, qu’il la trempait désormais allègrement dans le lyrisme. Écrite pour un ballet, celle de Portrait of a Romantic dévoile le mélodiste qu’il est devenu. Originaire du Devonshire, il en a souvent utilisé les thèmes folkloriques pour nourrir ses compositions. Enregistré en 2011, l’album “Saltash Bells” met en musique de nombreux souvenirs personnels, tel l’écho des cloches de Saltash résonnant sur l’eau de la Tamar River, dans cette vallée du sud-ouest de l’Angleterre qui abrita ses jeunes années.
John Surman qui vit à Oslo avec la chanteuse norvégienne Karin Krog sort aujourd’hui un nouveau disque. Un projet qui remonte à une dizaine d’années, lorsque voyageant au Brésil, le saxophoniste eut l’occasion de rencontrer et de jouer avec le pianiste Nelson Ayres. Également arrangeur et compositeur, ce dernier travailla avec des chanteuses et chanteurs brésiliens, la partie la mieux connue de son travail étant sa participation au groupe Pau Brasil. Souhaitant enregistrer en duo avec lui, John commença à écrire des morceaux, mais se rendit vite compte qu’une troisième voix mélodique en enrichirait la musique. Il finit par la trouver en la personne de Rob Waring qui joue du vibraphone et du marimba et que l’on peut entendre dans “Rubicon”, un récent disque ECM du bassiste Mats Eilertsen. Originaire de New-York, Waring avait étudié la percussion classique à la Juillard School, la musique indonésienne à Bali et habitait Oslo depuis le début des années 80. Une chance pour Surman qui n’avait plus qu’à faire venir Nelson Ayres en Norvège. Auparavant, il le retrouva à Sao Paulo pour mettre au point avec lui le répertoire, Ayres ajoutant l’une de ses compositions à “Invisible Threads” que les trois hommes enregistrèrent à Oslo, au Rainbow Studio, en juillet 2017.
Le disque célèbre avant tout la mélodie. Fort belles, elles servent les improvisations du leader qui, comme à son habitude, joue du soprano, du baryton et de la clarinette basse. Mais ici, John Surman ne recourt à aucun re-recording, ni à des boucles de synthétiseurs. Le piano et le vibraphone donnent une assise souvent cristalline aux phrases aériennes du soprano que Surman utilise beaucoup. Il s’en sert avec une grande justesse, le fait abondamment chanter. Dans The Admiral, sorte de danse lente et moyenâgeuse scandée par la clarinette basse, Rob Waring joue aussi du marimba. L’instrument introduit longuement Pitanga Pitomba, un morceau qui commence doucement, très doucement pour se faire vif et allègre. Les harmonies colorées de Nelson Ayres lui apportent une riche consistance sonore. Si ce dernier s’offre de courts solos, il préfère asseoir et colorer la musique, Byndweed mettant toutefois en valeur la subtilité de son jeu pianistique. La pièce laisse beaucoup de place au vibraphone et Surman y rentre tardivement pour en exposer au soprano le thème mélancolique. Celui de Another Reflection, un morceau d’une minute trente, porte tout autant son poids de tristesse. Un paysage hivernal prend vie devant nos yeux. De Byndweed proviennent les harmonies de At First Sight, une pièce chorale qui introduit l’album, une idée de Manfred Eicher qui a supervisé la séance. Le soprano est seul à jouer sa très belle mélodie. Sur un nuage, porté par des tapis de notes moelleuses, John Surman est aussi le principal soliste de ce nouvel opus. Il fait merveille à la clarinette basse dans l’envoûtant Concentric Circles dont les courtes phrases souvent répétitives dessinent des boucles sonores. L’instrument rend tout aussi fascinant On Still Waters, plage onirique toute frémissante d’arpèges et de notes liquides. Stoke Damerel appartient au répertoire que John et l’organiste Howard Mundy jouent en concert, “Rain on the Window”, un disque ECM de 2006, réunissant les deux hommes. Le joyeux Summer Song au sein duquel le soprano dialogue avec le vibraphone et le piano est de Nelson Ayres, mais n’a rien de brésilien. Très inspiré, Surman a composé tous les autres morceaux d’un album qui ne sera pas oublié.