En 1965, le 27 mars précisément, le guitariste donnait à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, un mémorable concert que la défunte ORTF (Office de Radio Télévision Française), grâce à André Francis, eut la bonne idée d’enregistrer. Sa musique, les nombreux admirateurs de Wes qui n’avaient pu s’y rendre la connaissaient depuis longtemps par diverses éditions pirates d’une médiocre qualité sonore. De même que le “Larry Young in Paris – The ORTF Recording”, édité en 2016 par Resonance, le producteur américain Zev Feldman en acquit les droits auprès de l’INA où les bandes originales avaient été déposées. Nettoyées, remasterisées en haute-définition, ces dernières voient enfin le jour dans une édition légale et officielle.
En 1965, Wes Montgomery qui décédera trois ans plus tard n’a encore jamais foulé le sol français. Sa peur de l’avion l’a souvent empêché de voyager. C’est au cours de sa seule tournée européenne que ce disque fut enregistré. C’est même l’unique concert parisien du guitariste qui n’avait guère quitté Indianapolis, sa ville natale, avant d’y être découvert. Deux ans de tournées au sein du grand orchestre de Lionel Hampton à la fin des années 40 ne l’avaient guère mis en vedette. De retour à Indianapolis, il travaillait comme ouvrier dans une usine de postes de radio. La nuit il jouait de la guitare dans les clubs de la ville pour un maigre cachet. C’est dans l’un d’entre eux, le Missile Room, que Julian Cannonball Adderley l’entendit. Enthousiasmé, le saxophoniste le recommanda au producteur Orrin Keepnews qui, un mois plus tard, lui fit enregistrer “New Concepts in Jazz Guitar” son premier disque pour Riverside, son propre label. C’était en octobre 1959. Wes qui avait 36 ans entamait sans le savoir une brève et tardive carrière de « guitar hero ».
Autodidacte, Wes Montgomery s’était mis à la guitare à l’âge de dix-neuf ans à l’écoute des disques de Charlie Christian. Profondément marqué par le blues, il savait exprimer en peu de notes l’essentiel d’une mélodie. Son jeu surtout intriguait. Se passant de mediator et utilisant le pouce de sa main droite, il tirait de ses cordes une sonorité bien particulière. Ses chorus, il les jouait aussi bien en « single notes » (une seule note à la fois) qu’en octaves ou en accords, passant parfois de l’un à l’autre comme dans sa composition Four On Six, un démarquage de Summertime, qui ouvre son concert parisien.
Le public s’y est déplacé nombreux. Philippe Carles et Jean-Louis Comolli qui assurent le compte-rendu du concert pour Jazz Magazine remarquent la présence dans la salle d’un important contingent de guitaristes, parmi lesquels Joseph Reinhardt, le frère de Django, et René Thomas. Si les disques de Wes ne font pas encore l’unanimité dans le camp des critiques, l’Académie Charles Cros vient de couronner son album “Boss Guitar” et ce concert est attendu avec impatience.
Wes Montgomery n’est pas seul sur scène puisque ses musiciens ont fait le voyage avec lui. Un groupe mis sur pied avant son départ par John Levy, son manager et agent. Ce dernier est aussi celui du pianiste Harold Mabern remarqué au sein du Jazztet que dirigent Art Farmer et Benny Golson, puis auprès du tromboniste Jay Jay Johnson. Levy lui apprend que le bassiste Arthur Harper et le batteur Jimmy Lovelace avec lesquels il a déjà joué partent avec lui en Europe. Ils y ont donné quelques concerts avant celui du Théâtre des Champs-Elysées, rôdant ainsi un répertoire dont le très attendu Four On Six est le morceau d’ouverture. Wes l’a enregistré en 1960 pour l’album “The Incredible Jazz Guitar of Wes Montgomery”. Il y exhibe sa singulière technique, le chorus de Mabern conciliant aisance rythmique et élégance mélodique. La finesse de toucher du pianiste se révèle également dans une version latinisée de Here‘s That Rainy Day. Wes a enregistré ce titre douze jours plus tôt. Il paraîtra dans “Bumpin’”, un des nombreux albums que Verve publie cette année-là.
Interrogé sur ce concert dont il est le seul musicien survivant, Harold Mabern avoue préférer Jingles un morceau joué à grande vitesse qui lui permet de défier un Wes Montgomery pourtant survolté. Il cite aussi Twisted Blues, le dernier morceau joué ce soir-là, le seul qui contient un solo de contrebasse. Dans son disque “So Much Guitar”, enregistré pour Riverside en 1961, Wes en donne une version plus rapide. Mabern aime également Full House. Le morceau donne son nom à un autre album Riverside que le guitariste a enregistré trois ans plus tôt au Tsubo, un coffee house de Berkeley avec Johnny Griffin. Le saxophoniste habite l’Europe depuis quelques mois. Il est même à Paris et profite de la visite de Wes pour lui prêter main forte. Full House, il le connaît par cœur et prend le relais de la guitare pour l’enrichir d’un long chorus aussi inventif qu’inattendu. Round Midnight lui permet d’exprimer avec assurance son lyrisme ; Blue ‘N Boogie (couplé avec West Coast Blues), un tour de force, lui offre l’occasion d’exprimer son art en solo.
Les avis furent partagés sur ce concert. Le jazz évoluait alors à très grande vitesse, Ornette Coleman et John Coltrane bousculant les habitudes. De ce dernier, le guitariste reprend Impressions mais sa musique paraissait beaucoup trop sage à une critique désireuse de ne pas perdre une miette de cette avant-garde chère à son cœur. Wes Montgomery ne révolutionnait en rien le jazz et ses derniers disques « commerciaux » pour le label A & M ne sont pas des plus heureux. Certains reprocheront à cet enregistrement live la longueur de ses chorus, et une certaine répétition dans le procédé consistant à enchaîner single notes, octaves et accords. On peut lui préférer d’autres disques en public, notamment “Full House” et “Smokin’ at the Half Note” (Verve) enregistré avec le trio du pianiste Wynton Kelly en juin 1965 – trois des cinq morceaux de l’album original proviennent d’une séance studio organisée la même année en septembre. Mais à Paris le guitariste fait aussi entendre la musique qu’il aime, une musique profondément ancrée dans la tradition du blues. C’est bien cette façon si personnelle de la jouer, cette technique qu’il avait inventée seul, qui le rend aujourd’hui immortel.
-Wes Montgomery : “In Paris – The Definitive ORTF Recording” (Resonance / Bertus), existe en (double) vinyle(s) dans une édition limitée à 3000 exemplaires et en double CD(s). Leurs livrets contiennent de nombreuses photos du concert prises par Jean-Pierre Leloir. Les textes sont de Vincent Pelote de la Rutgers University (New Jersey), de Pascal Rozat, chargé de mission à l’INA et membre de l’Académie du Jazz, et du producteur Zev Feldman. Des interviews d’Harold Mabern et du guitariste Russell Malone par Zev Feldman enrichissent également les livrets.
Photos © Jean-Pierre Leloir