Les années 90 furent pour Keith Jarrett une période d’intense activité musicale. Depuis 1983, le pianiste possède un trio régulier avec lequel il donne des concerts en Europe, en Amérique et au Japon. Il enregistre également pour ECM New Series avec plus ou moins de réussite des œuvres de Jean-Sébastien Bach et de Georg Friedrich Haendel, les concertos pour piano et orchestre de Wolfgang Amadeus Mozart et les “Préludes et Fugues” de Dmitri Chostakovitch. Il se produit également en solo en Italie en 1995 (concert à La Scala de Milan en février) et en 1996. En octobre, cette année-là, il joue à Modène, Ferrare, Turin et Gênes une musique qu’il invente au moment même où ses mains se posent sur le clavier.* (1) Un exercice de création spontanée et de longue durée qui l’épuise. Keith Jarrett est malade. Il souffre d’un syndrome de fatigue chronique et ne le sait pas encore. Après cette tournée, il n’improvisera plus aussi longuement en solo, ne se produira plus sans s’accorder la moindre pause à l’intérieur de chaque set. Contraint de s’arrêter après Gênes, il ne donne plus de concerts pendant presque deux ans et enregistre chez lui dans le New Jersey en 1998 “The Melody At Night, With You”, un album en solo très controversé dans lequel les standards qu’il reprend naviguent sur des tempos d’une lenteur inhabituelle.
La même année, le 14 novembre, Keith Jarrett remonte sur scène avec Gary Peacock et Jack DeJohnette. Ils l’accompagnent régulièrement depuis qu'ils ont enregistré ensemble, à New York en janvier 1983, ses deux premiers recueils de standards. *(2) Le pianiste n’est pas prêt de redémarrer sa carrière par des concerts en solo mais il sait qu’avec eux il pourra faire vibrer de l’intérieur les mélodies immortelles du « Great American Songbook » – The Masquerade is Over que le trio reprend dans “Standards, Vol.1”, Old Folks joué à Oslo le 7 octobre 1989 (“Standards in Norway”) – et des classiques du bop. Enregistré à Newark dans le New Jersey, non loin de chez lui, “After The Fall” (après la chute, la maladie) se situe dans sa longue discographie avant “Whisper Not”, l’enregistrement d’un concert donné à Paris au Palais des Congrès en juillet 1999. Mais sur la scène du New Jersey Performing Arts Center, le pianiste tient une forme éblouissante. Il a retrouvé son piano, son toucher, ses idées mélodiques et son « Standards Trio ».
Pour éprouver sa technique, constater que ses doigts sont toujours agiles, le bebop est la musique idéale. Depuis que son trio existe, Keith Jarrett en a joué quelques thèmes, Billie’s Bounce de Charlie Parker, Woody’n’You de Dizzy Gillespie, Solar de Miles Davis. Pour son retour, il en choisit d’autres, ceux qui peuvent lui offrir des tempos confortables. Bouncing With Bud de Bud Powell est une magnifique occasion d’éprouver la mobilité de ses doigts. Sans trop s’éloigner de la grille harmonique, il tricote beaucoup de notes chantantes, les articule avec aisance et manifeste sa joie. Jarrett reprendra ce morceau quelques mois plus tard à Paris avec un Jack DeJohnette plus agressif. Pour l’heure, il se concentre sur Doxy de Sonny Rollins, un thème bénéficiant de la basse pneumatique de Gary Peacock qui se réserve un chorus et assure avec le batteur un tempo régulier. Scrapple from the Apple de Charlie Parker témoigne de sa virtuosité retrouvée. Les notes fusent, jouées à grande vitesse par un pianiste qui a retrouvé tous ses moyens. Peu avant la coda, il s’offre une série d’échanges avec la batterie avant de conclure de façon plutôt abrupte. Je me suis amusé à comparer cette version avec celle, plus groovy et un peu plus longue de “Up for It”, un disque enregistré à Juan-Les-Pins en juillet 2002. Plus nerveux, Jarrett y joue un piano agressif et tendu. Elle contient un excellent solo de Peacock et son jeu de walking bass impressionne.
Composé par le batteur Pete La Roca, One For Majid qui relève également du bop n’est pas souvent au répertoire des jazzmen. Le trompettiste Art Farmer le joue en quartette dans “Sing Me Softly of the Blues”, un album Atlantic de 1965. Autre surprise, Moment’s Notice que John Coltrane enregistra en 1957 et que “Blue Train”, un de ses disques les plus célèbres, donne à entendre. Après en avoir exposé le thème, Jarrett se lance dans une énergique improvisation mobilisant une bonne partie des notes de son clavier. Après un tel feu d’artifice, on est content d’écouter When I Fall in Love, une ballade qui révèle le toucher délicat du pianiste. Ses notes bien choisies respirent, s’envolent et font rêver, Gary Peacock tisse de subtils contre-chants mélodiques. Le tempo ralentit progressivement avant la coda, les notes perdurent, immobiles avant de se fondre dans le néant. “Whisper Not” s’achève également par When I Fall in Love. Le tempo y est plus rapide, les notes scintillent davantage mais ne véhiculent pas le même poids d’émotion.
L’autre grand moment d’“After the Fall” est sa version d’Autumn Leaves. Adoptant un tempo medium, le pianiste en dévoile d’emblée la mélodie pour longuement improviser, égrainer de longs chapelets de notes entrecoupées de courts silences. DeJohnette en martèle le rythme sur sa caisse claire, puis sur ses cymbales. La musique tourne à plein régime depuis plus de cinq minutes lorsque Peacock qui s’est jusque-là montré discret, se manifeste en prenant un solo aussi inattendu qu’inventif. Par de courtes phrases répétitives qui donnent de la tension à la musique, Jarrett contraint alors sa rythmique à partager avec lui l’espace sonore. C’est d’abord avec la batterie que son piano dialogue avant de réexposer le thème et de laisser parler la contrebasse, lui laissant conclure le morceau par une série de notes répétitives, brèves phrases musicales installant l’hypnose. La version d’Autumn Leaves, enregistrée à Juan-les-Pins, est encore plus longue. Son thème génère une longue improvisation baptisée Up For It, qui donne son nom à l’album. Son interminable ostinato de piano libère la rythmique, la pousse également au dialogue mais la musique, moins tendue, n’est pas aussi excitante.
Avec “Whisper Not”, “Up for It” reste toutefois une des plus grandes réussites du trio. Il faut désormais ajouter “After the Fall”. Avec lui, Keith Jarrett ouvre une nouvelle page de sa carrière. Les années qui suivent le verront moins jouer avec son trio aujourd’hui dissous. S’étant remis à donner des concerts en solo, il y improvise des pièces plus courtes, lyriques ou abstraites, crée des mondes sonores contrastés qui reflètent son éclectisme. Enregistré entre avril et juillet 2014 (chronique dans le blog de Choc le 25 mai 2015), “Creation” son disque le plus récent, témoigne de la grandeur et des questionnements de ce géant du piano.
* (1) Sous le nom de “A Multitude of Angels”, ECM a publié en 2016 l’intégralité de ces quatre concerts.
*(2) Les trois hommes ont toutefois enregistré pour ECM, en février 1977, l’album “Tales of Another” publié sous le nom de Gary Peacock.
Photos © Patrick Hinely / ECM et Daniela Yohannes