Je l’ai connu adolescent lorsque, entre les mains de Miles Davis, Chick Corea, Joe Zawinul, Herbie Hancock et quelques autres, le jazz électrique vivait ses plus beaux jours. Philippe Gaillot en écoutait beaucoup et se rêvait musicien, guitariste comme son ami Dominique Gaumont qui allait devenir trop brièvement celui de Miles Davis. Musicien, Philippe l’a toujours été. Sa passion pour la prise de son le conduisit dès les années 70 à installer un premier studio dans la vieille maison d’un village du sud de la France. Son premier enregistrement, un disque que nous coproduisîmes, histoire de surfer sur une vague punk rock alors prometteuse, fut l’unique album de Béton Vibré, un groupe aujourd’hui oublié. Des studios, Philippe en eut plusieurs. L’appartement qu’il occupait à Montpellier dans les années 80 vit aussi naître sa musique, mais c’est son Recall Studio, ouvert depuis 1994 et installé un peu à l’écart du village de Pompignan aux pieds des Cévennes, qui forgea sa réputation d’ingénieur du son. Enregistrer la musique des autres, ne lui fit pourtant jamais oublier la sienne. Depuis toujours elle trottait dans sa tête, déjà habillée des instruments qu’il lui destinait, prête à naître avant même d’avoir été crée.
Les albums qui la contiennent et que Philippe Gaillot publia sont pourtant peu nombreux. Quatre disques en quarante ans, chacun d’eux ayant une histoire, reflet de l’époque bien précise qui l’a vu naître, des goûts et des désirs d’un musicien exigeant. Les deux premiers sortirent sous le nom de Concept, groupe qui l’accompagna à ses débuts. Impressionné par sa musique, Frank Hagège édita les deux derniers sur son label RDC, “Lady Stroyed” et “Between You and Me”, un enregistrement de 1995, son dernier avant “Be Cool” qui paraît aujourd’hui.
Philippe Gaillot joue aussi de la guitare et des synthétiseurs dans “Kanakassi” et “Bamana”, deux albums du joueur de kora sénégalais Soriba Kouyaté que le label ACT publia en 1999 et 2001 et qu'il arrangea intégralement. Car, bien qu’accaparé par son métier d’ingénieur du son, Philippe a toujours fait de la musique, prenant le temps de soigner la sienne comme un couturier ses patrons. Ceux de ses morceaux, il les conçoit lui-même, en définit les grilles, les mesures. Il a d’ailleurs une idée précise des rythmes, des couleurs qu’il va poser sur les mélodies qu'il invente. Son studio accueillant de nombreux musiciens, il en profite pour les intégrer à son projet. Jacky Terrasson tient ainsi le piano dans Little Red Ribbon, une de ses compositions. Stéphane Belmondo est au bugle dans Be Cool, et Olivier Ker Ourio assure la partie d’harmonica de Back from Barca.
L’idée de ce nouveau disque est venue à Philippe Gaillot il y a plusieurs années lorsque, de passage à Marseille pour un concert, Mike Stern dont il avait été l’un des élèves, vint enregistrer chez lui deux morceaux. Moustille, la première plage de l’album, contient un flamboyant solo de guitare si caractéristique de son art. Son introduction n’en est pas moins somptueuse, avec ses arpèges de guitare et ses nappes de synthés, vagues sonores à l’écume onirique. Les grands moments ne manquent pas dans ce disque qui utilise toutes les ressources technologiques d’un studio mais dont la musique, aussi précise et complexe soit-elle, passe aussi très bien en concert. En témoigne Et puis un jour… Elles s’en vont, enregistré live au Nîmes Métropole Jazz Festival, morceau au sein duquel le saxophone soprano de Gérard Couderc se mêle aux harmonies colorées des claviers, la voix de Philippe, filtrée, transformée, démultipliée, devenant chorale à elle seule.
Présent dans tous les albums de Philippe, Gérard Couderc est tout aussi bon au ténor dans Tibetan Snow, une étourdissante et hypnotique tournerie dont son auteur a le secret. Le mélancolique Back from Barca ne cache pas ce qu’il doit à Weather Report. On pense à A Remark You Made que contient leur album “Heavy Weather”. La basse de Philippe Panel ronronne et chante comme celle de Jaco Pastorius, l’harmonica d’Olivier Ker Ourio – une idée magnifique ! – s’en voyant confier la mélodie. Irving Acao brille au ténor dans Just Before the Night, mais j’avoue avoir un faible pour Lé bamandi binolo et ses effets, son va et vient sonore en stéréo, les notes magiques de sa basse électrique (Linley Marthe), son magnifique et inattendu chorus de guitare acoustique (Olivier-Roman Garcia).
Il y a du monde, beaucoup de monde dans ce disque. Philippe Gaillot y a convié ses amis. Tous ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour servir sa musique. Philippe en a capté le son comme un entomologiste capture un papillon, délicatement, sans jamais en abîmer les ailes qui émettent une petite musique, celle des plus légères vibrations de l’air que le lépidoptère déplace sur son passage. Les mailles de son filet sont les entrelacs de câbles de sa console, des très nombreux instruments qu’il utilise. Ses oreilles grandes ouvertes saisissent les plus infimes nuances d’une musique qui est sienne et dont il donne à entendre les moindres frémissements.
Concert le 2 mai à Paris, au Jazz Café Montparnasse (21h00). Avec Philippe Gaillot (guitares, claviers et chant) et les musiciens d’Epicurean Colony, sextette réunissant Philippe Anicaux (trompette et bugle), Gérard Couderc (saxophones ténor et soprano, flûte), Rémi Ploton (piano, Fender Rhodes, synthés), Philippe Panel (basse électrique) et Julien Grégoire (batterie, percussions).
Photos © Vincent Bartoli