Née en Géorgie, Madeleine Peyroux a grandi entre Brooklyn et le Quartier Latin. Elle parle deux langues et a toujours introduit quelques chansons françaises dans son répertoire. Née à Miami de mère française et de père haïtien, Cécile McLorin Salvant vécut un temps à Aix en Provence. Elle aussi est bilingue et ses albums contiennent également de vieilles chansons françaises. La voix de Madeleine évoque Billie Holiday, surtout dans ses deux premiers disques. Celle de Cécile rappelle plutôt Sarah Vaughan. Toutes deux aiment reprendre des blues. “Dreamland” (1996), le premier opus que Madeleine enregistra, contient des reprises de Bessie Smith, Billie Holiday et Fats Waller. “Woman Child” (2013), le premier vrai album de Cécile après un premier enregistrement confidentiel s’ouvre sur St. Louis Blues et renferme une version de Baby Have Pity on Me de Clarence Williams. Au regard de ces similitudes, sont-elles vraiment si différentes ?
Madeleine PEYROUX : “Anthem” (Decca / Universal)
Magnifiquement produit par Larry Klein avec lequel elle enregistra en 2004 “Careless Love” et “Bare Bones” en 2009, deux de ses meilleurs albums, “Anthem” voit Madeleine Peyroux revenir à la composition. Ses morceaux, elle les signe avec ses musiciens, un processus collectif d’écriture conduisant à imaginer une multitude d’histoires différentes en prise direct avec l’actualité – l’état du monde, l’Amérique de Donald Trump focalisé sur l’argent et qui oublie ses pauvres –, la musique servant d’exutoire à sa colère. « Réunis dans la même pièce, chacun laissant ses sentiments et ses expériences personnelles engendrer de nouvelles idées », Peter Warren (claviers), David Baerwald (guitares électriques et acoustiques), Larry Klein (basse et claviers), Brian MacLeod (batterie, percussions) ont été étroitement associés à la création de cet album.
All My Heroes est ainsi un hommage aux grandes figures disparues qui surent « allumer des feux dans la pénombre » et Lullaby l’émouvante berceuse que chante pour son enfant une migrante au milieu de l’océan. Paul Eluard écrivit son poème Liberté pendant la dernière guerre mondiale. Francis Poulenc le mit en musique en 1944. La version proposée ici a été adaptée et arrangée par Madeleine et Larry Klein. Anthem, une composition de Léonard Cohen dont le sujet est l’espoir (rien n’est parfait, mais l’imperfection contient beauté, foi et espoir) tranche avec ce pessimisme tout en « reliant entre elles toutes les histoires présentées dans le disque ».
Mais sa réussite tient aussi à sa musique. Avec ses complices, la chanteuse mêle allègrement les genres musicaux de la grande Amérique. Down on Me est un blues électrique bien graisseux animé par la guitare de David Baerwald qui étire ses notes et fait rugir son instrument. L’instrumentation de All my Heroes relève du folk. Grégoire Maret joue de l’harmonica dans On a Sunday Afternoon et Party Tyme que des choristes colorent de soul. Chris Cheek se distingue au saxophone baryton dans The Brand New Deal, composition à l’orchestration et au beat irrésistibles. Servi par les arrangements brillants mais jamais clinquants de Larry Klein, “Anthem” est un des sommets de la discographie de la chanteuse.
Cécile McLorin Salvant “The Window” (Mack Avenue / PIAS)
Elle a une fois encore dessiné et peint la pochette de son disque. Dans “The Window”, la chanteuse ne s’engage pas sur des sujets de société, mais médite sur la nature versatile de l’amour. Cécile chante l’amour impossible, l’amour contrarié à travers un répertoire remontant parfois fort loin. J’ai l’cafard qu’elle interprète en français date de 1926. Fréhel et Damia l’interprétèrent. On se demande qui lui a fait connaître cette antiquité, cette vieille romance de caf’conc. Tell Me Why (1951) a été un des grands tubes des Four Aces, quartet vocal très populaire en Amérique. Stevie Wonder enregistra Visions en 1973. Cécile nous en livre une version magnifique. Avec Obsession, un thème du guitariste et chanteur brésilien Dori Caymmi, c'est le morceau le plus récent du répertoire de cet album que complètent des extraits de comédies musicales mais aussi Wild is Love que Nat « King » Cole enregistra en 1960. Un sujet de circonstance pour la chanteuse qui conclut son album sur une version inattendue de The Peacocks, probablement le thème le plus célèbre du pianiste Jimmy Rowles. La chanteuse Norma Winstone y posa des paroles et l’enregistra avec Rowles en 1993 sous le nom de A Timeless Place.
Ce morceau, Cécile McLorin Salvant l’a enregistré live au Village Vanguard, invitant la saxophoniste chilienne Melissa Aldana à s’y exprimer au ténor. Ever Since the One I Love’s Been Gone de Buddy Johnson et Somewhere, un extrait de “West Side Story” proviennent du même club. Ce n’est pas Aaron Diehl qui accompagne la chanteuse dans ce disque, mais Sullivan Fortner. Comme lui, il trempe ses doigts agiles dans le blues non sans moderniser un répertoire quelque peu poussiéreux. On se surprend à suivre ses surprenantes lignes mélodiques, à se réjouir de ses audaces, à le préférer à la chanteuse. Car dans cet album largement enregistré en studio et en duo, Cécile en fait parfois trop, compense une instrumentation réduite à un simple piano par des effets vocaux parfois déplacés. Théâtralisant les morceaux qu’elle reprend, elle passe du murmure au cri, donne sans prévenir de l’ampleur à sa voix comme si les micros n’existaient pas, comme une chanteuse de Vaudeville des années 20.
Les amateurs de jazz classique boivent du petit lait, séduits par l’aspect vieillot d’une partie de ce répertoire, par cet orgue à pompe que Fortner utilise dans J’ai l’cafard, par cette voix en or tenant du miracle. Celle, plus limitée, de Madeleine Peyroux parvient néanmoins à émouvoir. En phase avec les courants musicaux actuels, son disque est plus attractif que celui de Cécile. Il manque à cette dernière un directeur artistique, quelqu’un qui puisse lui faire connaître d’autres musiques, lui fasse davantage chanter des mélodies de son temps.
Crédits Photos : Madeleine Peyroux © Yann Orhan – Cécile McLorin Salvant & Sullivan Fortner © Mark Fitton