Temple de l’opéra italien dont la construction s’acheva en 1792, la Fenice de Venise brûla deux fois, la seconde en 1996. Reconstruit à l’identique, le théâtre rouvrit ses portes en 2003. Trois ans plus tard, en juillet 2006, Keith Jarrett en occupe la scène pour un concert en solo. L’exercice lui est depuis longtemps familier. Depuis son “Köln Concert” qui l’a rendu célèbre, il s’est produit un peu partout dans le vaste monde, ECM publiant dans le plus grand désordre des enregistrements de ses concerts. Regroupés au sein d’un coffret de 4 CD(s) intitulé “A Multitude of Angels”, ceux qu’il donna à Gênes, Modène, Ferrare et Turin en 1996 ne virent le jour qu’en 2016. Vienne, Paris, Munich, Rio, Londres, New York, Milan (à la Scala, autre temple de l’opéra en 1995), plusieurs villes japonaises (ses “Sun Bear Concerts” de 1976 et “Radiance” enregistré à Osaka et à Tokyo en 2002, l’un des sommets de sa discographie) prirent le risque de l’accueillir. Car au moindre bruit (toux, pet, grincement de siège), le pianiste caractériel peut rentrer dans sa loge et ne plus en sortir. Mais à Venise, malgré un début de concert quelque peu laborieux, Keith Jarrett va progressivement jouer son meilleur piano.
Huit morceaux improvisés (Part I à VIII) et quelques standards constituent le programme de ce double CD. Le premier morceau (Part I), le plus long de ces deux disques (17 minutes environ) est un tour de chauffe pour ses doigts. Jarrett les fait courir dix bonnes minutes avant de décliner un thème, jouer rubato de sombres accords. Un flot de notes abstraites et dissonantes lui succède (Part II). Il est fin prêt à éblouir, à se transformer en derviche. À une suite de notes entoupinées dont la répétition envoûte (Part III), fait suite une ballade inventée en temps réel, si parfaite que l’on peine à la croire improvisée. Brillante et acrobatique, la Part V relève de la chevauchée fantastique. La sixième, une longue et enivrante progression d’accords, parfois grandioses, sonne magnifiquement. Avec un grand sens de la forme, le pianiste bâtit une cathédrale sonore au sein même d’un temple lyrique. Le lieu se prête à l’introspection de son répertoire. Jarrett le fait en reprenant The Sun Whose Rays, un des thèmes de “The Mikado”, opéra de Arthur Gilbert et A.S. Sullivan. Car les pièces lentes, celles qui lui permettent de jouer un piano intensément lyrique, sont bien les plus séduisantes de ces deux disques. Le second en contient davantage que le premier. À un blues expressif (Part VIII) succède une version éblouissante de My Wild Irish Rose. Le controversé “The Melody At Night With You” (1998) en contient une version beaucoup moins convaincante. Autre grand moment, Blossom joué en rappel. Keith Jarrett l’enregistra en 1974 avec Jan Garbarek, Palle Danielsson et Jon Christensen, pour “Belonging”, un de ses disques inoubliables.
Photo : © Roberto Masotti / ECM Records