Instrumentiste controversé – son saxophone n’est pas pour des oreilles que son violon et sa trompette mettent au supplice –, Ornette Coleman (9 mars 1930 - 11 juin 2015) n’en reste pas moins un compositeur important. Ressemblant à des comptines, ses mélodies joyeuses et simples font régulièrement le tour de la planète jazz. Lonely Woman, The Blessing, Peace, Ramblin’, W.R.U. sont des morceaux qui nous sont familiers, des standards dont on connaît les thèmes. Consacrer un disque entier à la musique d’Ornette Coleman n’est pourtant pas fréquent. Aldo Romano le fit en 1989 avec “To Be Ornette to Be” (OWL), l’un de ses meilleurs albums. À la demande de Philippe Ghielmetti, un disque presque entièrement consacré à des interprétations de Lonely Woman, le thème d’Ornette le plus célèbre, fut enregistré en 2005 et 2006*. Le pianiste Joachim Kühn reprend aujourd’hui des compositions que le saxophoniste n’avait jamais publiées, des thèmes aux mélodies attachantes que chante un piano devenu plus lyrique.
Avec Walter Norris à ses débuts et Geri Allen dans les années 90, Joachim Kühn fut l’un des rares pianistes qui enregistra avec le saxophoniste. Son agent, Geneviève Peyregne, fut à l’origine de leur rencontre. Un album, “Colors : Live from Leipzig”, en résulta en 1997. Entre 1995 et 2000, le pianiste donna 16 concerts avec Ornette. Dix compositions originales de ce dernier étaient jouées à chaque concert, des morceaux que les deux hommes avaient au préalable enregistrés à l’Harmolodic Studio de Harlem. Ornette apportait les mélodies et, à la demande du saxophoniste, Joachim, choisissait leurs accords, se basant sur des sons et non sur des notes pour les mettre en forme, les pliant à un système harmonique de son invention. Les concerts terminés, ces morceaux ne furent jamais repris. Lonely Woman excepté, c’est dans ces 170 morceaux représentant une cinquantaine d’heures de musique que Joachim Kühn a puisé le répertoire de ce disque.
Le pianiste qui vient de fêter ses 75 ans l’a enregistré à Ibiza, une île dans laquelle il s’est installé en 1994. Il la célèbre dans “Free Ibiza” (Out Note), un album solo de 2010 que l’on doit à Jean-Jacques Pussiau. Joachim Kühn habite la partie la plus reculée de l’île, La Méditerranée, le bleu du ciel, une nature luxuriante avec laquelle il est constamment au contact semblent avoir eu une influence positive sur son jeu. Pianiste virtuose nourri par la longue pratique de la musique classique du temps de sa jeunesse, il garde un toucher ferme et précis, une attaque toujours puissante de la note, mais tempère aujourd’hui son ardeur. Son piano adamantin s’ouvre à la douceur. Privilégiant les mélodies, il a sélectionné des morceaux lyriques d’une grande fraîcheur qu’il approche en musicien romantique, en pianiste classique.
Si Physical Chemistry et Food Stamps on the Moon, des ritournelles, sont bien des thèmes colemanien, on peine à croire que Songworld ou Somewhere ont été écrits par le saxophoniste. Joachim Kühn a étroitement participé à leur naissance. Il prend le temps d’en détacher les notes, de leur donner poids et résonnance. Tears That Cry contient une pointe de tristesse et Hidden Knowledge est presque une page classique. Franz Liszt se fait entendre dans les cascades de notes de Lost Thoughts et de Food Stamps On the Moon, courtes improvisations musclées au regard de la tendresse des thèmes exposés. Lonely Woman est ici joué deux fois. Dans la première qui ouvre le disque, les basses sont lourdes et percutantes, les aigus sonores et cristallins. Plus mélancolique, la seconde version envoûte davantage. Kühn a composé la dernière plage, un hommage au saxophoniste. Les premières mesures et la coda de The End of the World sont graves et austères ; la partie centrale révèle le pianiste impétueux. Sous ses doigts, la musique d’Ornette Coleman chante et respire autrement.
*Intitulé “8 Femmes seules & l’échafaud” et réunissant d’excellents pianistes parmi lesquels Stephan Oliva, Marc Copland, Bruno Angelini et Bill Carrothers, il était offert en 2006 pour l’achat des cinq disques de la collection « Standard Visit » (Minium Records).
Photos : Joachim Kühn devant son piano © Steven Haberland – Ornette Coleman & Joachim Kühn à New York en 1997 © Austin Trevett.