Cher André,
Pour le jeune homme que j’étais dans les années 70, tu as d’abord incarné une voix, celle annonçant les innombrables concerts que tu organisais et que diffusaient les radios nationales du service public. Une voix chaleureuse, reconnaissable entre toutes, la voix bleue de tous les jazz. Depuis 1964, tu étais l’âme de son Bureau à Radio France, mais je ne te connaissais pas encore. Ce n’est que lorsque Maurice Cullaz m’invita à rejoindre l’Académie du Jazz en 1985 que je fis ta connaissance. Tu assurais alors la direction artistique du Festival de Jazz de Paris et t’apprêtais à prendre la présidence de l’Orchestre National de Jazz. Maurice qui n’avait pas toujours bon caractère, dirigeait alors l’Académie de façon quelque peu fantaisiste, attribuant des prix à des musiciens que notre Assemblée Générale qui se tenait à son domicile n’avait pas validés. Tu prenais habituellement la tête des frondeurs, bataillant avec Maurice pour imposer nos votes, ne mâchant pas tes mots pour lui crier ses vérités.
Je ne savais alors pas grand-chose de ton histoire, de ton parcours. J’ignorais que tu étais né à Paris en 1925, que tu avais suivi des cours de théâtre, rue Blanche, pour devenir acteur, que tu avais été figurant dans “Les Enfants du Paradis”, le plus beau film du cinéma français, et que tu peignais, ton jardin secret. J’appris tardivement que c’était grâce à toi qu’existaient les deux disques de Bill Evans enregistrés à l’Espace Cardin en novembre 1979, concert auquel j’avais eu la chance d’assister. Tu avais quitté en 1996 cette Maison de la Radio dans laquelle tu travaillais depuis près de cinquante ans pour habiter en face, de l’autre côté du pont de Grenelle, au 31ème étage d’un gratte-ciel, dans un appartement acheté non sans mal à un célèbre artiste japonais qui après en avoir signé la promesse de vente, avait disparu pour réapparaitre quelques mois plus tard, en morceaux dans une glacière, sombre affaire de yakusas.
C’est dans cet appartement débordant de livres, de disques, de papiers, que tu m’as raconté cette histoire. Une fois par an, tu y accueillais les délibérations de la Commission Livres de l’Académie du Jazz. Une Académie dont tu étais non seulement le doyen, mais aussi l’un des membres fondateurs. Nous allions ensuite déjeuner dans un restaurant près de chez toi, toujours le même car tu y avais tes habitudes. Tu aimais les livres et en avais même écrit un, Jazz, publié au Seuil en 1958 dans la collection Microcosme, un gros succès de librairie. Tu me l’avait offert dédicacé au début des années 90 à l’occasion d’une de ses nombreuses rééditions : « Non pour t’apprendre quelque chose, mais pour te manifester mon amitié ». Tu te trompais car j’avais encore beaucoup à apprendre de toi sur cette musique qui nous passionnait. Quant à ton amitié, tu me la témoignas lorsque, me sachant sur la corde raide sur un plan financier, tu me proposas de devenir ton assistant sur les concerts de jazz de la Foire de Paris que tu organisais. J’avais entre-temps retrouvé du travail et déclinai ton amicale et touchante proposition.
Ces dernières années, mon appartement du boulevard Beaumarchais a souvent abrité les réunions du Bureau de l’Académie du Jazz. En tant que membre, tu y étais bien sûr convié, non par e-mail car tu ne savais pas faire marcher un ordinateur, mais par téléphone. Nos longues conversations m’apprirent à mieux te connaître. C’est aussi par téléphone que tu me communiquais tes votes qui permettaient d’établir la pré-liste des disques et des musiciens qui seraient en compétition. Tu donnais chaque année le maximum de points à Andy Emler. Peu importe l’album qu’il avait enregistré. Il fallait lui donner le Prix Django Reinhardt et tous les prix de la terre et du ciel. C’est au téléphone que je t’ai parlé pour la dernière fois cet automne. Tu n’allais pas bien, n’écoutais et ne lisais plus rien et c’est sans toi que la Commission Livres de l’Académie s’est réunie à mon domicile en décembre. Tu avais 93 ans lorsque tu es parti dans ton sommeil le 12 février au petit matin après une vie bien remplie. Lorsque je pense à toi c’est toujours ta voix que j’entends en premier. Tu as tant fait pour le jazz que tu ne seras pas oublié.
QUELQUES CONCERTS ET QUELQUES DISQUES QUI INTERPELLENT
-Marc Copland au Sunside le 8 mars avec Drew Gress à la contrebasse et Joey Baron à la batterie. Un album avec eux doit sortir au début de l’été. Son titre : “And I Love Her”, une mélodie inoubliable que l’on doit aux Beatles et que Brad Mehldau reprend dans son disque “Blues and Ballads”. Sa section rythmique est celle des derniers disques ECM du regretté John Abercrombie. Marc en était le pianiste. Avec elle et le trompettiste Ralph Alessi, il a également publié deux albums sur le label InnerVoiceJazz. En attendant la parution de “And I Love Her”, je vous conseille vivement de vous procurer “Gary” un opus en solo que Marc Copland a enregistré l’an dernier au studio La Buissonne, un de mes chocs de l’année 2018. Il ne coûte que 15 euros (port payé) et n'est disponible que sur le site www.illusionsmusic.fr
-Autre concert très attendu, celui que Fred Hersch doit donner le 9 en solo au studio 104 de Radio France (20h30) dans le cadre de l’émission Jazz Sur le Vif animé par Arnaud Merlin. Pour mémoire, le pianiste a reçu le Prix in Honorem de l’Académie Charles Cros pour l’ensemble de sa carrière et par deux fois le Grand Prix de l’Académie du Jazz, en 2015 notamment, pour “Solo”, un enregistrement live. Hersch excelle dans l’exercice. Enregistré au JJC Art Center de Séoul en avril 2017, “{Open Book}”, un autre sommet de sa discographie, confirme qu'il est aujourd'hui l'un des très grands de l’instrument. Dans ses tapisseries de notes peuvent cohabiter plusieurs lignes mélodiques qui n’appartiennent qu’à son piano. Le quartette du saxophoniste Mark Turner – Jason Palmer (trompette), Joe Martin (contrebasse) et Jonathan Pinson (batterie) – assurera la première partie.
-Champian Fulton retrouve le Duc des Lombards les 11 et 12 mars (19h30 et 21h30) après y avoir revisité l’opéra de George Gershwin, “Porgy and Bess”, en septembre. Gilles Naturel (contrebasse) et Mourad Benhamou (batterie) assurant la rythmique, la chanteuse new-yorkaise sera accompagnée par Scott Hamilton, saxophoniste chaleureux et lyrique. Excellente chanteuse – sa voix évoque quelque peu la grande Dinah Washington –, Champian Fulton est aussi une pianiste expérimentée dont l’influence de Red Garland et d’Erroll Garner se perçoit dans son swing. Malheureusement passé inaperçu malgré une chronique dans Jazz Magazine et largement consacré aux standards de la grande Amérique, “The Stylings of Champian”, le double CD qu’elle a sorti l’an dernier, est l’un des meilleurs disques de jazz vocal de 2018.
-Le 12, Philippe Soirat fête au Sunside la sortie de “Lines and Spaces” (Absilone), le second album qu’il enregistre sous son nom. Avec lui, les musiciens de “You Know I Care”, son premier disque (2015). David Prez au saxophone, Vincent Bourgeyx au piano et Yoni Zelnik à la contrebasse accompagnent le batteur qui reprend avec bonheur des compositions de ses complices et des standards du jazz moderne, Lines and Spaces, un thème de Joe Lovano, donnant son nom à l’album. Remodelés, parfois même restructurés sur un plan rythmique, ces derniers font peau neuve, Countdown de John Coltrane bénéficiant ainsi d’une relecture inédite. Portés par une section rythmique superlative – associé à la contrebasse de Yoni Zelnik, le drive de Philippe Soirat favorise le swing –, David Prez et Vincent Bourgeyx en très grande forme, se partagent la plupart des chorus. Avec Dong, le pianiste signe une composition très originale. Sa mélancolie, on la doit au timbre un peu métallique du saxophone ténor qui sollicite beaucoup les aigus de l’instrument. Pétries d’harmonies étranges, les longues phrases oniriques que David Prez brode autour de A Shorter One, probable hommage à Wayne Shorter dont le groupe reprend Second Genesis, ce dernier ne les aurait pas désavouées.
-Le 13 au New Morning, Fred Nardin fête lui aussi la sortie d’un nouveau disque, “Look Ahead”, le premier qu’il publie chez Naïve. On y retrouve Or Bareket (contrebasse) et Leon Parker (batterie) dans un répertoire que le pianiste a presque entièrement composé. La seule reprise de l’album est une relecture vitaminée de One Finger Snap, un thème qu’Herbie Hancock enregistra en 1964 pour “Empyrean Isles”, l’un de ses disques Blue Note. Fred Nardin l’aborde à très grande vitesse. Il aime les tempos rapides, fait souvent courir ses doigts sur le clavier, sa vélocité n’excluant pas les nuances. Reposant sur un thème riff, le morceau Look Ahead hérite d’un solide chorus de piano. Le tonique New Direction également. La musique s’ancre ici dans la tradition du jazz. Just Easy repose sur une grille de blues. On a l’impression d’écouter un vieux standard, une musique familière. Memory of T. est bien sûr un hommage à Thelonious Monk. Si Fred Nardin fait preuve d’audace dans ses improvisations chargées de notes, il séduit aussi par les harmonies délicates, les belles couleurs qu’il pose sur ses ballades. Three For You que la contrebasse d’Or Bareket introduit, et Prayers qui referme paisiblement l’album, en témoignent.
-Attendu en solo au Bal Blomet le 19 (20h30), le pianiste Makoto Ozone fit beaucoup parler de lui en 1984 lorsque CBS France fit paraître “Makoto Ozone”, le premier album qui porte son nom. Il donna cette année là un récital au Carnegie Hall et devint bientôt membre du quartette de Gary Burton. Malheureusement, à l’exception des quelques disques qu’il grava avec le vibraphoniste, la plupart de ses albums n’ont jamais été distribués dans l’hexagone. Dommage, car ils réunissent une pléiade d’excellents musiciens parmi lesquels, John Abercrombie, Marc Johnson, John Scofield, Christian McBride, Peter Erskine pour ne pas les citer tous. Depuis quelques années le pianiste interprète également de la musique classique et a enregistré du Mozart et du Prokofiev avec le Scottish National Jazz Orchestra. Outre un florilège de ses propres compositions, Makoto Ozone jouera au Bal Blomet la “Rhapsody in Blue” de George Gershwin, une œuvre qu’il a interprétée en décembre dernier à la Maison de la Culture du Japon avec le No Name Horses Big Band.
-Né au Sunset dans les années 90, associant orgue Hammond, guitare et batterie, le trio réunissant Emmanuel Bex (l’un des très rares organistes qui ne m’ennuie pas sur l’instrument), Philippe Catherine et Aldo Romano n’avait encore jamais enregistré de disque. “La Belle vie” (Sunset Records) répare cette lacune. Il est en vente depuis le 1er février et pour en saluer la sortie, nos trois musiciens donnent un concert au New Morning le 22, un « Sunset hors les murs » qui les verront interpréter le répertoire de l’album, leurs propres compositions. Hommage à Maurice Cullaz, La Belle vie pour Maurice d’Emmanuel Bex précédemment enregistré par ce dernier avec le BFG trio (Bex, Ferris, Goubert), donne son titre à ce premier album.
-Marc Benham semble connaître et apprécier toutes les périodes de l’histoire du jazz qu’il rassemble dans un piano espiègle. En partie acquise lors de ses études classiques, sa grande technique lui permet d’aborder tous les styles. Le stride, le dixieland, le swing, le bop n’ont pas de secrets pour lui. Il joue James P. Johnson, Fats Waller auquel il a consacré un disque en 2016 (“Fats Food” chez Frémeaux & Associés), mais aussi Keith Jarrett, Chick Corea, la musique de Super Mario, un jeu vidéo, et s’amuse à décortiquer non sans humour des standards.
“Gonam City” (NeuKlang), son disque le plus récent , Marc Benham l’a enregistré sur un piano de 102 notes avec Quentin Ghomari, le trompettiste de Papanosh. Des thèmes de Bud Powell, Sidney Bechet, Charles Mingus et des compositions originales en constituent le répertoire, point d’ancrage d’une musique poétique et originale au sein de laquelle tradition et modernité se rejoignent et se fondent. Les deux hommes sont au Sunset le 22 mars et leur disque, qui ne ressemble à aucun autre, donne bigrement envie d’aller les écouter.
-Rencontre improbable et étonnamment réussie du reggae et de la musique électronique, Sly Dunbar (batterie) et Robbie Shakespeare (basse), la plus célèbre section rythmique de l’histoire du reggae, retrouvent le 28 au New Morning le trompettiste norvégien Nils Petter Molvær et le guitariste Eivind Aarset, un cinquième homme, Vladislav Delay, renforçant la palette sonore de la formation. En attendant le concert, on écoutera la musique hypnotique et planante de “Nordub” (Okeh / Sony Music) leur unique album paru l’an dernier, un voyage sonore au sein duquel le groove jamaïcain réchauffe singulièrement le Nu Jazz norvégien.
-Sunset-Sunside : www.sunset-sunside.com
-Radio France – Jazz sur le vif : www.maisondelaradio.fr/concerts-jazz
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-New Morning : www.newmorning.com
-Bal Blomet : www.balblomet.fr
Crédits Photos : André Francis © Pierre de Chocqueuse – Marc Copland © Francesco Prandoni – Fred Hersch © Martin Zeman – Champian Fulton © Philippe Marchin – Philippe Soirat Quartet © Jean-Baptiste Millot – Fred Nardin Trio © Philippe Levy-Stab – Makoto Ozone © Kazashito Nakamura – Quentin Ghomari & Marc Benham © Pégazz & L’Hélicon – Nordub © Photos X/D.R.