Dès le premier festival de jazz de Sofia, sa ville natale, en 1977, Mario Stantchev, né en 1948, fait sensation. Il est le pianiste à écouter. Il compose, improvise, passe souvent à la radio, à la télévision, occupe une fonction administrative au Conservatoire, et est apprécié par la jeunesse bulgare qui, via Radio Free Europe, écoute le jazz américain. Son succès croissant se voit pourtant freiner par les autorités communistes de son pays qui lui interdisent tout voyage à l’étranger. Il a créé à 22 ans le Mario Stantchev Quartet, a joué toutes sortes de musiques et sa carrière ne fait que commencer. Son compatriote Milcho Leviev s’est enfui aux USA et vient de rejoindre le Don Ellis Big Band en tant que pianiste et arrangeur. Avec la complicité de sa mère qui est retournée vivre en France, son pays d’origine, Mario Stantchev va faire de même. En 1980, dans la voiture de deux amis français qui se rendent à Istanbul, il réussit à franchir la frontière sous l’identité d’un journaliste de Libération qui lui a remis son passeport.
Quelques semaines avant sa fuite rocambolesque, son épouse Silvia, violoncelliste à la Philharmonie de Sofia, a obtenu un visa pour la France et intégré l’orchestre de Lyon. Mario Stantchev devient donc accompagnateur de la classe de danse du Conservatoire de la ville. Les années qui suivent le voient participer à l’aventure de l’école de musique de Villeurbanne, publier trois méthodes de piano-jazz et, en 1984, fonder le département jazz du Conservatoire national de région de Lyon où il enseigne. La même année, il enregistre un premier disque sous son nom, “Un certain parfum” avec Mike Richmond et Daniel Humair. Dans les années 90, donnant des cours à l’IMFP de Salon de Provence que dirige le trompettiste Michel Barrot, il constitue avec ce dernier, le Mario Stantchev Sextet avec lequel il va enregistrer deux albums.
Le pianiste qui a également travaillé avec des ensembles de musique contemporaine (2E2M, Intervalles) n’a jamais cessé de s’intéresser au répertoire classique. Franz Liszt, Frédéric Chopin, Jean-Sébastien Bach (ses “Variations Goldberg”) et George Gershwin lui inspirent plusieurs projets, mais c’est “Jazz Before Jazz”, un disque enregistré en 2014 pour Cristal Records avec le saxophoniste Lionel Martin et consacré à la musique de Louis Moreau Gottschalk, qui est particulièrement remarqué par la critique. “Musica Sin Fin”, un disque en solo qui vient de paraître chez Cristal* m’enchante davantage encore, ce qui explique la longue introduction que je consacre à Mario Stantchev dont je connais mal les albums, introuvables pour la plupart.
“Musica Sin Fin” passe et repasse sur mon lecteur de CD. Il débute par un Épilogue et se clôt par Musica Sin Fin comme si malgré sa concision – il ne dure que trente-cinq minutes –, sa musique n’allait jamais s’arrêter, que la musique inoubliable du morceau qui donne son nom à l’album allait durer éternellement. On n’a d‘ailleurs pas envie de quitter ce disque tant on en adopte la musique, des miniatures sonores d’une quasi perfection qui naviguent avec bonheur entre le classique et le jazz, la gaieté et la mélancolie. Son piano, Mario Stantchev aime en faire sonner les graves, leur donner poids et puissance. Sa main gauche offre des basses solides à ses compositions ; la droite leur confie des mélodies délicieuses. Dans Rockefeller : une belle âme, morceau au titre énigmatique construit sur un ostinato, ses accords résonnent comme des cloches de cathédrale.
Mario Stantchev aime solliciter tout le clavier, répondre à une tonalité par une autre. C’est un pianiste en pleine possession de son art qui fait chanter son instrument et raconte des histoires courtes, dépourvues de fioritures et de notes inutiles. Joke, un morceau vif et primesautier dont la cadence enlevée est celle d’une pièce classique, se conclut par une citation de Frère Jacques. Son Requiem, dont certaines parties relèvent du jazz, n’a rien de funèbre. La musique cubaine s’invite dans Le Départ, une pièce joyeuse et dansante. D’une grande mélancolie, La Tricoteuse lui succède. En écoutant « La Traviata » (Alice) en est également imprégné. Le pianiste en berce délicatement les notes, comme Erik Satie le fait si bien dans ses “Gymnopédies” et ses “Gnossiennes”. Les douze morceaux de “Musica Sin Fin” sont si enveloppants qu’il est difficile d’en abandonner l’écoute. C’est rare. Mario Stantchev nous en donne ici magnifiquement l’occasion.
*En CD chez Cristal Records et en vinyle chez Ouch ! Records, label fondé à Lyon en 2016 par le saxophoniste Lionel Martin. – www.ouchrecords-vinyls.com
P-S – Comme tous les parisiens et les parisiennes, c’est avec émotion et tristesse que j’ai suivi hier soir la destruction partielle de Notre-Dame de Paris. Il y a certes d’autres cathédrales en France, Albi, Chartres, Reims, Rouen pour ne pas les citer toutes, mais celle de Paris, plus emblématique que les autres, en est le cœur, l’âme de la ville. Assister impuissant à l’incendie qui en a ravagé la toiture, sa « forêt » (1300 chênes ont été nécessaires à sa construction), et mis à terre sa flèche me fait mal. La restaurer demandera des dizaines d’années. Puisse-t-elle se dresser à nouveau entière comme sur cette photo dans le ciel de Paris.
Photos : Notre-Dame de Paris © Pierre de Chocqueuse - Mario Stantchev © Cristal Records