Ses deux précédents disques en trio “Nameless Neighbors” et “You Are A Creature”, Chocs de l’année 2013 et 2015 de ce blog, témoignent de la singularité d’un pianiste qui non seulement joue un piano différent, mais explore une musique neuve dont la modernité porte aussi le poids du passé. Enregistré avec ses musiciens habituels et ne contenant pour la première fois que des compositions originales, “Playtime 2050” confirme le talent d’un musicien à part, un créateur inspiré.
Sa pochette qui met quelque peu mal à l’aise, est une œuvre de Leah Saulnier, une artiste du Nouveau Mexique qui réalisa celle de “You Are A Creature”. Son aspect étrange convient bien à une musique dont l’écoute ne nécessite nullement un masque à gaz mais qui, aussi singulière soit-elle, ne tombe pas du ciel, possède une grammaire et un vocabulaire qui est celui du jazz. Originaire de la Nouvelle-Orléans, le pianiste l’a étudiée à Boston avec Ran Blake. C’est au New England Conservatory of Music où enseigne ce dernier qu’il a rencontré les deux musiciens qui constituent la section rythmique de ses disques en trio, le bassiste Henry Fraser et le batteur Connor Baker qui lui permettent de structurer un discours musical souvent imprévisible. Danilo Perez, Jason Moran et Fred Hersch furent ses autres professeurs. Ce dernier a d’ailleurs produit les deux premiers albums de son jeune élève. Les quelques standards qu’il y reprend expliquent ses influences : Ran Blake qui attache une grande importance aux timbres du piano, affectionne les graves du clavier, les dissonances, et laisse le silence habiter sa musique ; Ornette Coleman dont les ritournelles inoubliables nourrissent le répertoire du jazz ; Thelonious Monk, grand amateur de rythmes discontinus et qui sait lui aussi sait remplir les vides avec du silence ; Herbie Nichols qui avec Monk a fait entrer le stride dans le piano moderne.
Nick Sanders le pratique. Une main gauche souple et mobile lui a permis de remporter trois années de suite le Marion and Eubie Blake International Piano Award. Il en joue un peu dans le chaloupé I Don’t Want to Set the World on Fire, un vieux tube des Ink Spots, dernière plage de “Nameless Neighbors”, son premier disque. Il a pratiqué la batterie et introduit souvent ruptures et décalages rythmiques dans ses compositions savamment structurées. Une musique dont on peut avoir du mal à saisir la logique, mais qui pourtant fascine par ses audaces, son aspect imprévisible. Après plusieurs écoutes, elle nous devient familière, goûteuse comme un gumbo idéalement épicé.
Produit par Nick Sanders, “Playtime 2050” témoigne une fois encore de la capacité de ce dernier à jouer du trio comme si son piano, la contrebasse de Henry Fraser et la batterie de Connor Baker ne constituaient qu’un seul instrument. Endless, une pièce abstraite et répétitive repose beaucoup sur la complicité qui unit Sanders et son batteur. Ils parviennent même à dialoguer dans The Number 3 qui surprend par sa construction non linéaire, ses changements fréquents de tempo, son agressivité. Démarrant comme un cheval au galop, la musique de l’obsédant Manic Maniac est tout aussi heurtée et anguleuse. Dans Hungry Ghost c’est un foisonnement sonore de tambours et de cymbales qui accompagne et commente la courte cellule mélodique répétitive du morceau. Live Normal, une ritournelle primesautière, s’assombrit progressivement dans sa partie centrale. Quant à Playtime 2050, morceau au tempo fluide et régulier, son thème et l’improvisation qui s’y rattache relèvent d’un bop modernisé.
Si It’s Like This envoûte par le va-et-vient de notes spiralées de sa mélodie, celle de Still Considering, une ballade, s’ancre dans la musique classique européenne, de même que les harmonies d’Interlude for S.L.B., un hommage en solo de Nick Sanders à sa mère qui lui transmit son amour de la musique. RPD est une pièce sombre et lente que le pianiste enregistra en 2016 avec le saxophoniste Logan Strosahl. Intitulé “Janus”, leur album contient des extraits des “Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus” d’Olivier Messiaen ainsi que des œuvres de Guillaume Machaut et de François Couperin.
Prepared for the Blues et Prepared for the Accident sont les deux pièces pour piano préparé de l’album. Dans la première, un blues de facture classique, les modifications apportées à l’instrument sont légères. Dans la seconde, le piano change de sonorité, adopte un langage abstrait et dissonant qui introduit #2 Longfellow Park (l’adresse d’une vieille église près de Boston), le morceau le plus émouvant du disque. Ressemblant à une prière, il fait entendre une musique apaisée que l’on peut aisément décrypter.
Photos X/DR.
Illustration Leah Saulnier.