On ne présente plus les deux leaders de cette rencontre. En novembre 2018, le trompettiste italien Enrico Rava, 80 ans cette année, s’associa au saxophoniste américain d’origine sicilienne Joe Lovano le temps d’une brève tournée européenne. Avec eux, le jeune Giovanni Guidi qui fut l’un des pianistes de Rava et une section rythmique comprenant le bassiste Dezron Douglas et le batteur Gerald Cleaver. Le 10, le quintet se produisit à Rome, dans l’Auditorium Parco Della Musica. C’est ce moment enthousiasmant qui nous est ici proposé.
Naguère l’un des pionniers du free jazz transalpin, Enrico Rava est aujourd’hui un musicien lyrique qui privilégie la mélodie et souffle sur elle de la douceur. Avec le temps, le musicien fougueux s’est souvenu de Miles Davis, de ce concert que ce dernier donna à Turin en 1957 alors qu’il jouait du dixieland au trombone, concert qui le décida à devenir trompettiste. Hier tout feu tout flamme, Rava se consacre aujourd’hui à rendre les plus belles possibles ses phrases mélodiques. Deux de ses compositions ouvrent cet enregistrement live, des pièces dans lesquelles il ne joue que du bugle. Interiors, une pièce modale et crépusculaire qu’il a précédemment enregistrée pour ECM en 2008 (“New York Days” le contient), lui permet de sculpter de longues phrases chantantes, de tenir longtemps ses notes.
Dans Secrets, morceau que Rava composa dans les années 80, le bugle souffle les couleurs éclatantes d’une mélodie diaprée et porte la musique au delà des nuages. On y perçoit nettement le rôle essentiel que tient ici la section rythmique, contrebasse et batterie galvanisant les solistes. Musicien dont la sonorité suave et chaleureuse fait merveille dans les ballades, Joe Lovano peut aussi muscler son jeu, tremper son saxophone dans les accords du bop, dans les méandres du chant coltranien qu’il admire.
Hommage à Ornette Coleman et à Dewey Redman, tous deux originaires de Fort Worth (Texas), la composition de Lovano portant ce nom, une des trois qu’il signe ici, est un blues funky de 24 mesures qu’il a plusieurs fois enregistré – en trio avec Dave Holland et Ed Blackwell en 1991, au Village Vanguard avec le trompettiste Tom Harrell en 1994 –, ne nous en donnant jamais les mêmes versions. Le thème de ce Fort Worth, une ritournelle, est ici longuement exposé à l’unisson par les souffleurs. Porté par la rythmique, par la walking basse ronronnante de Dezron Douglas, musicien sur lequel il va falloir compter, la musique s’emballe, les échanges se font plus nombreux entre les instruments. Giovanni Guidi y impose un piano flamboyant. C’est le meilleur des jeunes pianistes italiens. Il a lui-même constitué la section rythmique du quintette et apporte des couleurs attrayantes à une musique qu’il joue très librement. Son piano raffiné est aussi très dynamique comme en témoigne le jeu percussif et martelé qu’il adopte dans Drum Song. Que ce soit dans Divine Timing, une pièce modale et abstraite que Lovano a spécialement écrite pour cet ensemble dans laquelle le flux sonore se distend, ou dans Interiors, morceau au tempo ralenti qui fait une large place au silence, Giovanni Guidi surprend constamment.
Première pièce d’un medley de trois morceaux, Drum Song fit l’objet d’un enregistrement par le Us Five de Joe Lovano en 2008. L’orchestration en est ici bien différente. Accompagné seulement par la rythmique, le saxophoniste joue du tarogató, un instrument hongrois en bois, à anche simple, dont la sonorité évoque une clarinette, avant de reprendre son ténor pour nous offrir une version particulièrement lyrique de Spiritual (John Coltrane), Giovanni Guidi, seul au piano, concluant ce concert par un Over the Rainbow d’une grande intensité poétique, son sens profond des couleurs et de la nuance imprégnant la musique.
Photos © Roberto Cifarelli / ECM Records