Marcher, l’exercice est devenu familier aux parisiens, pris en otage par une poignée d’irréductibles « ératépistes » en colère. Pas de métros, presque pas d’autobus entre le 5 décembre et la mi-janvier. Inquiet de devoir zigzaguer à ses risques et périls sur une trottinette électrique, le parisien d’âge mûr s’est donc deux mois durant transformé en marcheur, sport auquel le manifestant lambda, parfois porteur d’un gilet jaune, est depuis longtemps rôdé. Les jambes lourdes, pressé de rentrer chez lui, de tremper ses pieds enflés dans des bains chaud de gros sel, il a délaissé clubs de jazz et magasins de disques, et a même oublié de profiter des soldes.
Les disquaires parisiens, Boris Vian, s’y rendait souvent à pied. Il est en visite chez l’un d’entre eux sur la photo de Jean-Pierre Leloir qui illustre le carton d’invitation de la remise des prix 2019 de l’Académie du Jazz. Lors de cette cérémonie qui s’est tenue le 27 janvier dernier au Pan Piper et dont vous trouverez prochainement un compte rendu complet dans ce blog, Boris Vian ne fut pas oublié. Marginalisé de son vivant, l’auteur de “L’Écume des jours” aurait sans doute été surpris d’une célébrité post-mortem concernant aussi bien lui-même que son œuvre. Membre de l’Académie du Jazz (Jean-Pierre Leloir l’était également), l’écrivain aurait eu 100 ans le 10 mars 2020 si une crise cardiaque ne l’avait emporté.
Jusqu’à sa disparition, le 23 juin 1959, Boris Vian écrivit, rédigea des textes pour des pochettes de disques, dirigea des séances d’enregistrement, donna des conférences, enregistra ses propres chansons et les chanta dans des cabarets parisiens, fournit des articles à Jazz Hot dont il tint la revue de presse de décembre 1947 à juillet 1958, et à de nombreux autres journaux. Deux ouvrages importants et complémentaires ont été publiés sur lui l’an dernier. La commission Livres de l’Académie du Jazz a judicieusement choisi de les primer.
Conçu par Alexia Guggemos et Nicole Bertolt, mandataire et directrice du patrimoine Boris Vian, “Boris Vian 100 ans” (Éditions Heredium), beau livre anniversaire accompagnant les célébrations officielles de ce centenaire, se décline par centaines : 100 dates à rebrousse-poil, 100 citations ou aphorismes, 100 livres / disques, 100 noms de ceux qui ont compté, mais aussi 100 objets parfois insolites photographiés par Alexia Guggemos dans l’appartement que Vian et son épouse occupaient Cité Véron. Devant une telle richesse iconographique que met en valeur une mise en page très soignée, on pardonnera aux auteurs la confusion quasiment surréaliste de la page 231 que je vous laisse le soin de découvrir.
Chrono-bio-bibliographie, “Anatomie du Bison” (Éditions des Cendres) associe étroitement l’œuvre et la vie de Boris Vian (alias Bison Ravi, son anagramme et l’un de ses pseudonymes) que l’on suit parfois au jour le jour, une vie de jazz et de verbe, en phase avec le bouillonnement artistique parisien et germanopratin de l’après-guerre. Ouvrage de référence comprenant plusieurs index aussi pratiques que détaillés, il bénéficie également d’une importante iconographie, documents rares et souvent inédits provenant de la collection personnelle des deux auteurs, Christelle Gonzalo et François Roulmann.
Collaborateurs des “Œuvres romanesques complètes” de Boris Vian dans la Pléiade, ces derniers exercent tous les deux le métier de libraire. Dans le 4ème arrondissement, 2 rue de l’Ave Maria, Christelle Gonzalo vend des livres, des plans et des documents anciens sur Paris et son histoire. Un peu plus loin, 12 rue Beautreillis, François Roulmann propose des vieux livres sur la musique et ses instruments et de la littérature. Je lui ai récemment acheté “La Fontaine des Lunatiques” d’André de Richaud, une édition originale avec envoi. Un grand livre, disponible chez Grasset dans la collection Les Cahiers Rouges. Mais, contrairement à Boris Vian, toujours vivant dans les mémoires, qui s’intéresse encore à cet auteur oublié ?
-Une soirée Boris Vian sera organisée par l'Académie du Jazz au Pan Piper le 23 mars. Vous en serez informé.
QUELQUES CONCERTS ET QUELQUES DISQUES QUI INTERPELLENT
-Le 4 février (20h00), la Maison de la Poésie – Passage Molière, 157 rue Saint-Martin 75003 Paris) propose un Ciné-concert autour de “Martin Eden”, film réalisé en 1914 par Hobart Bosworth, et roman dont le personnage principal possède de nombreux points communs avec son auteur, Jack London, qui le publia en 1909. Vincent Courtois (violoncelle), Robin Fincker (clarinette et saxophone ténor) et Daniel Erdmann (saxophone ténor) pour la musique, John Greaves et Pierre Baux pour les textes, Thomas Costberg assurant l’éclairage du spectacle, nous feront revivre ce douloureux récit, le plus incontournable des écrits de London. Inspiré par l’œuvre et la vie de ce dernier et enregistré à Oakland (Californie du Nord) après un voyage du trio Courtois / Fincker / Erdmann sur les terres de l’écrivain, “Love of Life” (La Buissonne) fait entendre une musique puissante et forte, un tourbillon de notes parfois brûlantes illustrant la vie tumultueuse de Jack London, personnage dont la vie fut aussi un roman. Chronique prochaine de l’album dans le blogdeChoc.
-Ayant carte blanche au Sunside pour jouer avec les musiciens de son choix, le trompettiste Nicolas Folmer y invite le 7 février Daniel Humair, batteur appréciant les métriques souples et ouvertes, les rencontres qui permettent d’explorer et d’inventer d’autres formes de jazz. Il y a quelques années, des concerts au Duc des Lombards donnèrent naissance à un quartette qui, outre Nicolas Folmer et Daniel Humair, comprenait Alfio Origlio (piano) et Laurent Vernerey (contrebasse). Deux albums pour Cristal Records furent enregistrés, “Lights” en 2012 et “Sphere” en 2014, Alfio Origlio se voyant alors remplacé au piano par Emil Spanyi. Ce dernier complètera la formation au Sunside, ainsi que Philippe Bussonnet à la contrebasse. Attendons-nous à des chorus inventifs, à une musique inattendue et surprenante privilégiant interaction et jeu collectif.
-Diego Imbert et son quartette sans piano au Sunset le samedi 8 (21h30). Comprenant Alex Tassel au bugle, David El-Malek au saxophone ténor, Diego Imbert à la contrebasse et Franck Agulhon à la batterie, la formation qui existe depuis 2007 a enregistré trois albums : “A l’ombre du saule pleureur” (2009), “Next Move” – l’un des treize Choc de ce blogdeChoc en 2011 –, et “Colors” composé et enregistré en 2013 mais publié en 2015. Un coffret, “L’Intégrale” (Trebim Music / L’Autre Distribution), les réunit depuis décembre. La musique ouverte de ce pianoless quartet offre de grands espaces de liberté aux solistes, les deux souffleurs, saxophone ténor et bugle, improvisant d’habiles contrechants mélodiques. Discrète, la contrebasse soutient le rythme, entretient un dialogue actif et souvent mélodique avec les autres instruments.
-Omer Avital et Yonathan Avishai au Sunside, les 11 et 12 février (21h00). Compositeur inspiré, le premier est le bassiste du Yes ! Trio dont l’album “Groove du jour” (Jazz&People) vient d’obtenir le grand prix de l’Académie du Jazz. Après deux albums pour Jazz&People, le second voit désormais ses disques publiés sur ECM. Parus l’an dernier, “Playing the Room”, un duo avec le trompettiste Avishai Cohen, et “Joys and Solitudes” enregistré avec Yoni Zelnik et Donald Kontomanou, les musiciens de son trio, l’un de mes Chocs de l’année 2019, témoignent de la grande sensibilité de ce pianiste qui fait respirer ses phrases, joue peu de notes mais sait bien les choisir pour mieux les faire chanter.
-Le 13 (à 21h00), avec Carl-Henri Morisset (piano) remarqué dans le quartette de Pierrick Pédron, et Benjamin Henocq (batterie), Darryl Hall fêtera au Sunside la sortie de “Swingin’ Back” (Space Time Records / Socadisc), le second disque de sa très longue carrière, un opus enregistré à la suite d’un accident de santé qui l’empêcha de jouer, de parler, de marcher pendant plusieurs mois. Les quinze plages de ce “Swingin’ Back” attestent que, loin d’avoir perdu ses moyens, Darryl maîtrise mieux que jamais son instrument. Au cœur de ce projet, sa contrebasse souvent mélodique porte la musique, lui donne un swing appréciable. Reprendre Curação Vagabundo de Caetano Veloso, Libera Me de Gabriel Fauré ou le thème de la Panthère Rose (Pink Panther) d’Henry Mancini témoignent de l’éclectisme de Darryl, globe-trotter invétéré de la planète jazz. Avec lui, se font entendre les deux fils de Donald Brown. Les doigts trempés dans le blues, Keith, le pianiste, fait merveille dans les nombreuses plages en trio de l’album, piano et contrebasse se partageant les chorus. Outre quelques compositions originales, “Swingin’ Back” renferme également des thèmes de Joe Henderson (Inner Urge), Dizzy Gillespie et George Shearing (son célèbre Lullaby of Birdland). Trois duos avec le saxophoniste Baptiste Herbin et deux autres avec la chanteuse italienne Chiara Pancaldi complètent avec bonheur un opus très réussi.
-Récemment associé au saxophoniste Joe Lovano à l’occasion d’une brève tournée européenne (on écoutera “Roma”, l’enregistrement d’un de leurs concerts, publié l’an dernier par ECM), Enrico Rava retrouve au Sunside le 14 (19h30 et 21h30) et le 15 (19h00 et 21h30) son vieux complice le batteur Aldo Romano, comme lui un compositeur de mélodies solaires et raffinées. Ayant depuis plusieurs années adopté le bugle, Rava lui fait chanter des notes délicates, s’attache à rendre les plus belles possibles ses improvisations lyriques au sein desquelles il privilégie la douceur. Ses pièces modales et lentes sont les tendres paysages de son imaginaire. Comme toujours lorsque Enrico Rava et Aldo Romano jouent ensemble à Paris, Baptiste Trotignon (piano) et Darryl Hall (contrebasse) seront avec eux sur la scène du Sunside.
-Oded Tzur au Café de la Danse le samedi 15 (ouverture des portes à 19h30 et début du concert à 20H15) qui se produit dans le cadre d’une vaste tournée internationale avec son groupe : Nitai Hershkovits (piano) Petros Klampanis (contrebasse) et Johnathan Blake (batterie). Né à Tel Aviv, Oded Tzur habite New York et est l’un des élèves d’Hariprasad Chaurasia, l’un des maîtres du bansurî, une flûte en bambou de l’Inde du Nord. Il sort sur ECM un premier album pour le moins intrigant. “Here Be Dragons” (parution le 14 février) propose une musique modale puissamment onirique. Certaines pièces sont de courts ragas dont la dimension spirituelle est évidente. D’autres des miniatures que se réservent les solistes, la sonorité de Tzur au saxophone ténor, bien qu’évoquant celle de Charles Lloyd, lui étant très personnelle. Sous ma plume, on lira une chronique plus développée de son disque dans le numéro de mars de Jazz Magazine.
-Robinson Khoury au New Morning le 19 (21h00) avec Mark Priore (piano), Manu Codjia (guitare), Etienne Renard (contrebasse) et Elie Martin-Charrière (batterie). Tous jouent dans “Frame of Mind” (Gaya / L’Autre Distribution), son premier album dont c’est le concert de sortie. Virtuose de l’instrument qu’il pratique, le trombone, Khroury en fait clairement entendre la voix. Vocalisant le discours instrumental, il maîtrise parfaitement les effets de growl. Utilisant une sourdine wa wa (dans Ask Me Know de Thelonious Monk qui, contrairement à ce qu’indique la pochette, n’est pas la sixième mais la huitième plage), il tire de son trombone des sons rauques aux inflexions expressives. Ses compositions aux arrangements très travaillés accueillent le blues, la guitare électrique de Manu Codjia contribuant à leur modernité et leur apportant beaucoup. Écrit pour deux trombones, Velouté d’arpèges truffé se savoure sans modération. Quant à Alizée, sa mélodie bénéficie de la riche palette sonore de l’ensemble Octotrip (composé de trombones et de tubas) associé à une section rythmique. Récemment nommé tromboniste soliste du prestigieux Metropole Orkest (Pays-Bas), Robinson Khoury est assurément un des grands de l’instrument. Ce disque remarquable, le premier qu’il fait paraître sous son nom, en témoigne.
-Alexis Valet (vibraphone) et le quartette Cyclic Episode – Tony Tixier (piano) Luca Fattorini (contrebasse) et Francesco Ciniglio (batterie) – au Sunset le 20 (20h30). Le groupe s’est constitué au lendemain d’un concert donné le 2 janvier dernier au Caveau des Oubliettes. Nicolas Moreaux en est le bassiste. Indisponible, Luca Fattorini le remplace pour ce concert. Mariage heureux d’un vibraphone et d’un piano arbitré par une contrebasse et une batterie, l’instrumentation fut chère à Bobby Hutcherson, disparu en 2016. Mais c’est une composition d’un autre artiste Blue Note, Sam Rivers, qui donne son nom à une formation qui joue ses propres compositions mais aussi des standards. Vibraphoniste à suivre, Alexis Valet a récemment fait paraître un disque acoustique révélant la fraîcheur de ses compositions Avec le saxophoniste Ben Van Gelder, le pianiste Tony Tixier anime Scopes, un quartette qui a publié un album de jazz moderne interpellant sur le label Whirlwind l’an dernier. Leur association ne peut qu’être fructueuse.
-Ne manquez pas le concert évènementiel que donnera John Surman le samedi 22 février au Studio 104 de la Maison de la Radio (20h30) dans le cadre de l'émission Jazz sur le Vif qu'anime Arnaud Merlin. Figure majeure du jazz européen, le saxophoniste et poly-instrumentiste britannique a composé et enregistré beaucoup de musique. Figure marquante de l’avant-garde à ses débuts, il s’est peu à peu assagi, écrivant des pièces pour ballets (Portrait of a Romantic) et la bande-son d’un film imaginaire sur le Devonshire dont il est originaire. Pour ce concert parisien, il sera accompagné par le contrebassiste Chris Laurence qui travaille avec lui depuis plus de vingt-cinq ans et le Trans4mation String Quartet – Rita Manning et Patrick Kiernan (violons), Bill Hawkes (alto) et Nick Cooper (violoncelle) – quatuor à cordes avec lequel il a enregistré deux albums sur ECM. Jérôme Sabbagh (saxophone) & le Greg Tuohey Group – Greg Tuohey (guitare), Joe Martin (contrebasse), Kush Abadey (batterie) – assureront la première partie.
-Felipe Cabrera (contrebasse) au Duc des Lombards le 25 et le 26 (19h30 et 21h45) avec le 25 Irving Acao (saxophone ténor), Leonardo Montana (piano) et Lukmil Perez (batterie). Le 26, Inor Sotolongo (congas, percussions) et Carlos Miguel Hernandez (chant) s’ajouteront à la formation. Natif de la Havane, Felipe Cabrera accompagna pendant quinze ans (de 1984 à1999) le pianiste Gonzalo Rubalcaba. Installé depuis à Paris, il a beaucoup joué avec des musiciens latino et africains et de nombreux jazzmen, sa solide formation musicale lui permettant d’être parfaitement à l’aise avec eux. C’est aussi un compositeur inspiré comme en témoigne ses disques, mélange de musiques à la fois populaires et savantes. Après le magnifique “Night Poems” (Absilone) en duo avec Leonardo Montana en 2014, il a publié à l’automne dernier “Mirror” (MDC / New Tracks) un album autobiographique d’une grande richesse et d’une grande précision d’écriture qui reflète les étapes de sa vie entre Paris et la Havane. Cet opus dont la principale source d’inspiration est l’Afrique – il débute et se termine par un salut à Elegua, divinité des chemins dans le panthéon afro-cubain –, Felipe Cabrera l’interprétera en quartette au Duc le 25 et nous plongera le 26 dans l’ambiance survoltée des jam sessions cubaines (Descargas).
-Maison de la Poésie : www.maisondelapoesieparis.com
-Sunset-Sunside : www.sunset-sunside.com
-Le Café de la Danse : www.cafedeladanse.com
-New Morning : www.newmorning.com
-Radio France – Jazz sur le vif : www.maisondelaradio.fr/concerts-jazz
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
Crédits Photos : Collage Boris Vian © Pierre & Bénédicte de Chocqueuse – Pierre Baux, John Greaves, Robin Fincker, Vincent Courtois, Daniel Erdmann © Ouest-France – Yonathan Avishai & Omer Avital © Jacob Khrist – Darryl Hall © Philippe Levy-Stab – Oded Tzur Quartet © Caterina di Perri / ECM Records – Robinson Khoury © Amy Gibson – Alexis Valet © Fatiha Berrak – John Surman © Ann Odebey – Felipe Cabrera © Karen Paulina Biswell – Nicolas Folmer & Daniel Humair, Diego Imbert © Photo X/D.R.