L’année commence fort pour Stunt Records. Après avoir fait paraitre de magnifiques albums de Jan Harbeck et de Tobias Wiklund l’an dernier, le label danois commercialise deux disques à se procurer sans tarder. Accompagnée par les musiciens du Danish Radio Big Band, la chanteuse danoise Sinne Eeg signe une production ambitieuse rappelant cet âge d’or des grands orchestres qui fleurit en Amérique dans les années 30 avant que la guerre et le fracas des armes envoyant leurs musiciens sous les drapeaux ne les conduisent à disparaître. Insensible à la modernité, le batteur Snorre Kirk fait revivre dans son nouvel opus les années swing du jazz. Disposant de grands solistes et respectueux des règles du genre, Kirk en propose la quintessence, sa musique chaude et sensuelle étant mise en valeur par la beauté de ses compositions et de ses arrangements.
Sinne EEG & The Danish Radio Big Band : “We’ve Just Begun” (Stunt / UVM)
En grande forme, la large tessiture de sa voix de mezzo-soprano lui permettant de phraser comme un instrument, Sinne Eeg est ici accompagnée par le célèbre Danish Radio Big Band, aujourd’hui l’un des meilleurs orchestres de jazz européen. Produit par André Fischer (Nathalie Cole, Tony Bennett, Michael Franks), mixé par Al Schmitt dans les studios Capitol de Los Angeles, “We’ve Just Begun” brille par ses arrangements qui laissent de la place aux solistes et mettent en valeur une chanteuse à la voix assurée. Ils sont trois à se partager le travail sur des standards et des compositions originales. Le trompettiste Jesper Riis nous est familier pour avoir notamment arrangé les cuivres qui enrichissent deux des plages de “Face the Music”, disque primé en 2014 par l’Académie du Jazz. Tromboniste devenu l’un des arrangeurs du DR Big Band, Peter Jensen a obtenu un Danish Music Award en 2016. Enfin, disparu en novembre 2018, le saxophoniste Roger Neumann s’est fait connaître par ses arrangements pour Count Basie, Buddy Rich et Ray Brown. L’album lui est dédié.
Dès sa première plage, We’ve Just Begun, on est conquis par la rutilance des timbres, les tutti des trompettes, les basses puissantes des trombones de l’orchestre. Portée par la section rythmique, sa voix enserrée dans un écrin de sonorités chatoyantes, la chanteuse impose d'emblée son éblouissante maîtrise technique. Dialoguant avec la section de saxophones, elle improvise en scat les dernières mesures du thème. Le soliste en est le saxophoniste Hans Ulrik, auteur en 2015 d’une inoubliable “Suite of Time” sur Stunt Records. Henrik Gunde, le pianiste de l’album, est aussi celui de “The Sound The Rhythm”, disque de Jan Harbeck largement consacré à Ben Webster publié l’an dernier. Le chorus qu’il prend dans Like a Song renforce l’aspect sentimental de cette composition de Sinne Eeg qui sait aussi créer des mélodies séduisantes. Performante sur tempo rapide et émouvante dans les ballades, cette dernière a bien sa place dans le peloton de tête des grandes chanteuses européennes.
Snorre KIRK Quartet with Stephen RILEY : “Tangerine Rhapsody” (Stunt / UVM)
Batteur attaché au swing, à cette pulsation, cette respiration rythmique que le jazz moderne semble avoir quelque peu oublié, Snorre Kirk enracine sa musique dans le jazz et son histoire. S’il reprend parfois des standards, il interprète surtout des compositions originales qu’il arrange avec soin et élégance, préférant marquer sobrement le rythme à toute exhibition de savoir-faire. Après “Drummer & Composer” confié à un septuor et “Beat” à un sextette, “Tangerine Rhapsody” voit le batteur danois réduire encore sa formation. S’il conserve Magnus Hjorth, pianiste au jeu aussi précis qu’économe, Jan Harbeck, son saxophoniste, ne joue que sur deux plages. Les autres, en quartette, sont confiées à l’américain Stephen Riley. Auteur de quatorze disques sous son nom sur le label SteepleChase, Kirk l’accompagna par deux fois en tournée. Héritée de Ben Webster et de Paul Gonsalves, la sonorité suave de son ténor convient bien à la douceur mélodique des compositions et les rend particulièrement attractives. Comment ne pas fondre à l’écoute de Unsentimental, la ballade qui introduit l’album ? D’un grand romantisme, celle que se réserve Magnus Hjorth, The Nightingale & the Lake, reste l’un des sommets de l’album. Snorre Kirk n’oublie pas non plus le blues (Festival Grease) et la musique afro-cubaine. West Indian Flower, un calypso, met en valeur Anders Fjeldsted, le nouveau bassiste de sa formation. Très inspiré par Count Basie et confié aux deux souffleurs, Blues Jump dégage un swing irrésistible ; même chose pour Uptown Swing Theme et Nocturne, confession lyrique d’un ténor inventif.
Photos © Stephen Freiheit