Curieux parcours que celui de Marc Benham. C’est en 2008, aux Trophées du Sunside, que j’entendis pour la première fois son piano, subjugué par sa virtuosité et l’abondance de ses idées mais décontenancé par un répertoire allant de James P. Johnson et Fats Waller à Bud Powell et Chick Corea. Je me souviens lui avoir demandé avec quel jazz il se sentait le plus en phase. « Avec tous » m’avait-il alors répondu. Un garçon capable de rassembler toutes les périodes de son histoire dans un piano espiègle, de jouer avec un égal bonheur du stride, du dixieland, du swing, du bop et du jazz moderne, ce n’était vraiment pas banal.
Plus tard, me documentant sur lui, je découvris qu’il avait appris très jeune le piano classique, joué dans des orchestres de New Orleans et de Dixieland, accompagné des films muets, suivi les cours de la Bill Evans Academy dans laquelle il enseigne aujourd’hui, enregistré avec des chanteurs et chanteuses de variété et composé des musiques de film.
Ses deux premiers disques en solo sur Frémeaux & Associés, “Herbst” (2013) et “Fats Food” (2016) autour de Fats Waller, m’ont laissé sceptiques malgré des moments aussi réjouissants qu’inattendus. Dans le second, Marc se permet de convoquer François Couperin pour déconstruire sa musique et la jouer en stride (Les Barricades Mystérieuses). “Fats Food” révèle également un compositeur habile jamais en panne d'idées. Tes Zygomatiques et son mélange de fantaisie et d’ingéniosité, Madreza et ses étranges et poétiques harmonies, ancrent son piano dans la modernité. Mais le plus souvent, au sein d’un même morceau, Marc Benham passe sans transition d’un jazz à un autre, des écarts ne facilitant nullement l’écoute de sa musique.
Réunissant des compositions originales et des standards de Thelonious Monk, Sidney Bechet, Charles Mingus et Bud Powell, son disque suivant, “Gonam City” (NeuKlang), publié en 2018, fait entendre un jazz de chambre au sein duquel tradition et modernité fusionnent avec cohérence. Marc l’a enregistré sur un piano de 102 notes avec le trompettiste Quentin Ghomari. Si certains thèmes nous sont familiers, la musique l’est moins. Imprévisible, chargée d’un humour malicieux, le jazz d’hier greffé sur celui moderne d’aujourd’hui, elle ne ressemble à aucune autre.
Son originalité musicale ne prépare nullement au choc que provoque l’écoute de “Biotope” (SteepleChase / Socadisc) récemment publié. Un disque enregistré à Rueil-Malmaison en 2018 en une seule journée avec John Hebert (contrebasse) et Eric McPherson, la section rythmique de Fred Hersch, pianiste que Marc Benham admire avec raison. Un choix idéal pour accompagner les escapades de sa musique buissonnière. Le matériel thématique de l'album vient parfois de loin. Mood Indigo de Duke Ellington date de 1930, Jitterbug Waltz de Fats Waller de 1942 et Moonlight in Vermont de 1944. Jouée sur un tempo très lent, cette dernière pièce bénéficie d’une délicate introduction onirique. Un charme puissant se dégage également de Mood Indigo. Dans cette ballade raffinée, les notes choisies par Marc scintillent comme des étoiles et John Hébert y fait chanter sa contrebasse. Si l’instrument n’a pas sa place dans un Jitterbug Waltz humoristique et décoiffant, il introduit Con Alma, un autre standard qui, rajeuni et profondément transformé, étonne par son audace et sa modernité. Composé en 1954 par Sonny Rollins, Airegin donne ici le vertige, mais reste ancré dans le bop, l'un des nombreux styles de jazz que le pianiste affectionne.
Les morceaux de Marc Benham sont tout aussi étonnants. L’introduction brillante de Pablo n’annonce en rien sa musique chaloupée et acrobatique, un dandinement de notes étourdissantes habitées par le swing. Liée au nombre d’or et aux nombres entiers, sa Suite de Fibonacci est une petite merveille d’écriture conciliant profondeur, virtuosité et lyrisme. Écrit spécialement pour cette séance, le crépusculaire Year of the Monkey qu’il introduit en solo fascine par ses harmonies étranges, sa séduisante ligne mélodique. Enfin Samurai Sauce, morceau énergique et complexe partiellement construit sur une ligne de blues, referme avec bonheur un album en trio d’une musicalité exceptionnelle, l'un des plus enthousiasmants de ce début d'année.
Photos : Marc Benham © Monsieurtok – Eric McPherson, Marc Benham, John Hebert © Joël Fajerman.