“Weaver of Dreams” de Don Grolnick, “Telepathy” de Bill Stewart, “BlackActionFigure” de Stefon Harris, trois disques Blue Note que vous connaissez peut-être et que je livre à votre attention. D'autres feront l’objet de chroniques la semaine prochaine. Je ne vous communique pas leurs noms pour vous en laisser la surprise. Enregistrés entre 1990 et 1999, mal ou pas du tout distribués dans l’hexagone, ces enregistrements passés inaperçus n’ont jamais existé en vinyle. En attendant que les magasins rouvrent leurs portes et que paraissent les nouveautés discographiques dont les sorties ont été repoussées, je vous propose de les (re)découvrir en deux temps et, si cela vous est possible, de les (ré)écouter.
Don GROLNICK : “Weaver of Dreams” (enregistré en 1990)
Décédé en 1996 à l’âge de 48 ans, le pianiste Don Grolnick n’enregistra que cinq albums, mais participa à quantité de séances avec des jazzmen et des pop stars dont il assurait les claviers. On trouve son nom au générique d’enregistrements de James Taylor, Linda Ronstadt, Paul Simon, Garland Jeffreys, Phoebe Snow, Michael Franks, Boz Scaggs et Steely Dan. Très lié aux Brecker Brothers (il joue sur plusieurs de leurs disques et produisit le premier album de Michael Brecker), il fut aussi le premier pianiste de Steps. “Weaver of Dreams” est son second disque après “Hearts and Numbers” (Hip Pocket Records 1985), et le premier de ses deux enregistrements pour Blue Note, “Nighttown“ (1992) étant presque aussi bon.
“Weaver of Dreams” réunit un septuor de musiciens qui ont déjà travaillé avec lui. Exposant le thème à l’unisson, Randy Brecker (trompette), Barry Rogers (trombone), Michael Brecker (saxophone ténor) et Bob Mintzer (clarinette basse) font merveille dans Taglioni, une frémissante pièce chorale dans laquelle Barry Rogers montre son savoir-faire. Son trombone est également à l’honneur dans His Majesty the Baby que la contrebasse de Dave Holland et les cymbales de Peter Erskine rythment avec souplesse. Musicien de studio et de salsa, Barry Rogers s’éteignit en 1991, moins d’un an après cette session. Composé en 1925, le bientôt centenaire I Want to Be Happy est l’occasion d’un réjouissant lifting. Michael Brecker et Bob Mintzer s’y époumonent à cœur joie. Jouant un piano raffiné, Don Grolnick se fait seulement accompagner par sa rythmique dans Weaver of Dreams, l’autre standard de ce disque dont les arrangements très réussis impressionnent. L’influence de George Russell est perceptible dans les accentuations et les changements de rythmes de Nothing Personnal. Comme dans le lent et crépusculaire Pensimmons, la trompette de Randy Brecker s’envole, son frère Michael se réservant un chorus d’anthologie dans Five Bars, dernière plage d’un album honteusement méconnu.
Bill STEWART : “Telepathy” (enregistré en septembre 1996)
Batteur très demandé pour son sens des nuances et la finesse de son jeu, mais également pianiste, Bill Stewart, né à Des Moines (Iowa) en 1966, a participé à un grand nombre de séances. L’une de ses premières fut pour “Out A Day”, un album en trio du pianiste Franck Amsallem avec Gary Peacock à la contrebasse. La même section rythmique joue sur “Home Row” enregistré en 1992 par le pianiste Bill Carrothers mais commercialisé en 2008. Membre du quartette de John Scofield et du trio du pianiste/organiste Larry Goldings, Bill Stewart a fait peu de disques sous son nom. Si les deux derniers, Incandescence” (2008) et “Space Squid” (2015) sur le label Pirouet ne sont pas ses meilleurs, son premier, “Think Before You Think” (Jazz City 1989) et les deux albums qu’il enregistra pour Blue Note dans les années 90, le second étant “Telepathy, révèlent aussi un compositeur inspiré.
“Telepathy”, réunit autour de lui Steve Wilson (saxophones alto et soprano), Seamus Blake (saxophone ténor), Bill Carrothers (piano) et Larry Grenadier (contrebasse). Quelques thèmes relèvent du hard bop, Thelonious Monk et Jacky McLean signent deux plages du répertoire mais, composés par Stewart, la plupart des morceaux de l’album possèdent des harmonies inhabituelles et leur cheminement mélodique est souvent inattendu. Wayne Shorter aurait très bien pu les écrire. On pense à lui à l’écoute de Myrnah qui se termine par un court solo de batterie, de These Are They qui abrite de nombreuses dissonances. Son solo de piano semble surgir de nulle part. Bill Carrothers en ralentit le rythme, emprunte des sentiers qui bifurquent pour mieux faire ressortir son aspect onirique. Le pianiste brille aussi dans les deux ballades de l’album, Lyra dont les harmonies flottantes évoquent un paysage brumeux et Calm une invitation au rêve que la contrebasse de Grenadier accompagne. Ce dernier a rejoint le trio de Brad Mehldau et va bientôt se faire connaître. Quant à Carrothers, il est alors quasiment inconnu. Les rares disques qu’il a enregistrés, il les a produit lui-même sur son label. C’est à l’écoute de “Telepathy” que je l’ai découvert. Enthousiasmé par cet album, Dany Michel l’invita quelques mois plus tard à se produire à La Villa, club de la rue Jacob dont il assurait la programmation. Sa carrière ne faisait que commencer.
Stefon HARRIS : “BlackActionFigure” (enregistré en février 1999)
Diplômé de la Manhattan School of Music en 1994, le vibraphoniste Stefon Harris entreprit d’emblée une carrière de sideman. Influencé par Milt Jackson et Bobby Hutcherson –, il remplace ce dernier en 2008 au sein du SF Jazz Collective – il apporte d’autres couleurs et d’autres rythmes à l’instrument. Membre du Classical Jazz Quartet (quatre disques avec Kenny Barron, Ron Carter et Lewis Nash), il a enregistré avec Steve Turre, Joe Henderson (“Porgy & Bess”), Cassandra Wilson, Greg Osby, Jason Moran, Joshua Redman et Kurt Elling (“Man in the Air). Ses propres albums, Stefon Harris les a publiés sur Blue Note jusqu’en 2006. Henri Renaud ne tarissait pas d’éloges sur “A Cloud of Red Dust” (1998), son premier. “Kindred” (2001) est cosigné avec Jacky Terrasson.
Second opus de Stefon Harris pour Blue Note, “BlackActionFigure” rassemble sept musiciens. De ceux qui ont enregistré avec lui “A Cloud of Red Dust”, il garde Steve Turre au trombone, Greg Osby au saxophone alto* et Jason Moran au piano. Un nouveau flûtiste (Gary Thomas qui joue aussi du saxophone ténor) et une nouvelle rythmique – Tarus Mateen à la contrebasse et Eric Harland à la batterie – répondant mieux à son désir d’ouverture musicale, complètent son septuor. Ils ne jouent pas toujours ensemble, “BlackActionFigure” étant pensé et organisé comme une suite, de courts intermèdes en duo et en solo unissant les morceaux. Conversation at the Mess, un duo vibraphone-batterie, introduit ainsi BlackActionFigure, l’une des deux pièces en quartette de l’album, une conversation nerveuse entre le vibraphone et le piano dont la tension est entretenue par la section rythmique. Collage, une composition du pianiste Onaje Allen Gumbs, met en valeur la flûte en sol (alto flute) de Gary Thomas, son long solo s’écartant des barres de mesure pour en poétiser le thème. L’instrument donne à l’arrangement d’Alovi sa couleur chatoyante et se joint au trombone de Steve Turre dans Chorale, une pièce dont le motif mélodique joué à l’unisson introduit Faded Beauty, ballade à l’orchestration soignée dans laquelle Stefon Harris exprime tout son talent.
*Coproducteur de cette séance, Greg Osby va enregistrer deux mois plus tard pour Blue Note “Inner Circle” avec presque le même personnel.
Don Grolnick © Photo X/D.R.