L’âge d’or du jazz à Hollywood (2)
L’année même de la sortie de “Shadows” (1959), Otto Preminger adaptait à l’écran le best-seller que le juge John D. Voelker avait publié quelques mois plus tôt sous le nom de Robert Traver : “Anatomy of a Murder” (“Autopsie d’un meurtre”). Le lieutenant Frederick Manion (Ben Gazzara) qui a assassiné l’homme qui a violé son épouse est-il coupable de meurtre ? Avocat bohème et inactif, Paul Biegler (James Stewart) accepte d’assurer sa défense. Preminger en commanda la musique à Duke Ellington. Avant de l’enregistrer avec son orchestre fin mai et début juin 1959, ce dernier passa du temps sur le plateau et assista à la projection des rushes. Étroitement lié à la dramaturgie du film, le jazz ellingtonien traduit le caractère des personnages, l’évolution de leurs sentiments et apporte à chaque scène son atmosphère particulière. Un blues aux riffs de cuivres tonitruants et un rythme binaire accompagnent l’inoubliable générique de Saul Bass, la bande-son devenant intimiste lorsqu’elle se fait entendre dans un bar en arrière-plan, ou lors de la promenade nocturne que s’offrent James Stewart et Lee Remick (Laura Manion). Sensuelle et élégante, parfois tendue et angoissante, la musique est si bonne qu’elle se suffit à elle-même, s’écoute très bien sur disque, sans les images qu’elle accompagne. Sur les écrans américains le 1er juillet 1959, “Anatomy of a Murder” obtiendra la même année le Lion d’Or de la Mostra de Venise et de nombreux Oscars dont celui du meilleur film.
“Anatomy of a Murder” (Générique de Saul Bass) : www.youtube.com/watch?v=QccJ2L-7DVk
Toujours en 1959, un autre musicien afro-américain, le pianiste John Lewis, se vit confier la musique de “Odds Against Tomorrow” (“Le Coup de l’escalier”), un film policier de Robert Wise avec Robert Ryan, Harry Belafonte, et Shelley Winters dans les rôles principaux, un casse qui se termine mal à cause du racisme de l’un des personnages. Ce n’était pas la première fois que Lewis travaillait avec un cinéaste. Deux ans auparavant, Roger Vadim lui avait commandé la bande-originale de “Sait-on jamais…” (“No Sun in Venice”), un film souffrant malheureusement d’un scénario déficient. Avec le Modern Jazz Quartet, il en improvisa la musique dans un studio de New York à partir des images. En 1958, il signait celle de “Cities of People”, un documentaire commandé par les Nations Unies, composant à cette occasion le thème Under the Jasmine Tree.
Pour “Odds Against Tomorrow”, Lewis s’y prit différemment, se faisant longuement raconter l’histoire du film avec Wise et visionnant les rushes afin que sa musique puisse coller au plus près aux images. Un orchestre de 22 musiciens (4 trompettes, 4 cors d’harmonie, 2 trombones, 1 tuba et 1 flûte sous la responsabilité de Gunther Schuller rien que pour les cuivres !) l’enregistra à New York, les 16, 17 et 20 juillet 1959 pour United Artists. Si Milt Jackson, Percy Heath et Connie Kay sont présents, John Lewis préféra confier le piano à Bill Evans, le guitariste Jim Hall complétant la section rythmique. Le film sortit aux États-Unis en octobre et en janvier 1960 en France. Jean-Pierre Melville considérait sa musique comme la meilleure bande originale de film jamais écrite. Lorsqu’il réalisa “Le Cercle Rouge” en 1970, il commanda à Éric Demarsan une partition se rapprochant le plus possible de celle de Lewis. Toujours pour United Artists, ce dernier enregistra six titres de sa B.O en octobre 1959 avec le Modern Jazz Quartet sous le titre “Music from Odds Against Tomorrow”.
Réalisé en 1961 par Robert Rossen “The Hustler” (“L’Arnaqueur”), un excellent film noir, renferme une étonnante bande-son publiée la même année sur Kapp Records et rééditée en CD en 2011 sur Trunk Records. Son auteur, Kenyon Hopkins, n’est pas un jazzman. Auteur de plusieurs symphonies, il composa les musiques de “Baby Doll” pour Elia Kazan, “12 Angry Men” (“Douze hommes en colère”) pour Sidney Lumet et “This Property is Condemned” (“Propriété interdite”) pour Sydney Pollack. Celle de “The Hustler” relève bien du jazz. Elle rassemble dix-sept musiciens parmi lesquels Phil Woods et Jerome Richardson aux saxophones, Bernie Glow et Joe Wilder aux trompettes, Jimmy Cleveland et Frank Rehak aux trombones, la section rythmique étant assurée par Barry Galbraith (guitare), Hank Jones (piano), Milt Hinton (contrebasse) et Osie Johnson (batterie). Adapté d’un livre de Walter Tevis, un auteur de roman noir et de science-fiction, et tourné en scope noir et blanc, “The Hustler” raconte l’histoire d’Eddie Felson (Paul Newman), un spécialiste du billard qui se fait passer pour un joueur débutant afin de plumer ses adversaires. Pour prouver sa valeur, il va affronter Minnesota Fats (Jackie Gleason), invaincu depuis quinze ans…Martin Scorsese en réalisa une suite en 1986, “The Color of Money” (“La Couleur de l’argent”) avec Paul Newman et Tom Cruise.
“The Hustler” (Bande-annonce) : www.youtube.com/watch?v=67faCqmcXjE
Quelques films français des années 40 et 50
À la Libération, le jazz, musique de la jeunesse et des « zazous » investit les caves de Saint-Germain-des-Prés. Tenants du swing, adeptes d’un be-bop tout juste naissant et amateurs de New-Orleans Revival* se partagent les caves germanopratines. A partir de 1946, Claude Luter, un jeune musicien de l’orchestre de Claude Abadie, trouve un engagement au Lorientais, une grande cave dépendant de l’hôtel des Carmes. Le dixieland que le clarinettiste joue avec ses musiciens, les Lorientais, attire une jeunesse avide de vivre et de danser après les années de guerre. Cette jeunesse, Jacques Becker en dresse un portrait sincère et attachant dans “Rendez-vous de juillet” qu’il réalisa en 1949 et qui obtint cette année-là le Prix Louis-Delluc. Becker aime le jazz mais si son film semble en partie improvisé, il l’a longuement préparé se rendant très souvent rue des Carmes pour observer les comportements des jeunes gens dont il raconte l’histoire à travers ses comédiens (Daniel Gélin, Nicole Courcel, Brigitte Auber et Maurice Ronet qu'il fait jouer dans la formation de Luter. Mowgli Jospin (le frère de Lionel) en est le tromboniste. Le trompettiste Rex Stewart se joint à elle dans une des scènes d’un film qui immortalise avec tendresse le Saint-Germain-des-Prés de l’après-guerre.
*Bien que Sidney Bechet soit alors une immense vedette populaire, le New-Orleans Revival n’est pourtant qu’un épiphénomène dans la marche que le jazz a entrepris pour se moderniser. Né au début des années 40 dans les clubs de Harlem, le be-bop va bien davantage se répandre en Europe et susciter l’enthousiasme des jeunes cinéastes.
Jacques Becker parle de son film et de son intérêt pour le jazz (archives INA) :
www.youtube.com/watch?v=aZcJknEfc-o
Une scène de “Rendez-vous de juillet” tournée au Lorientais.
Michel Legrand avait déjà à son actif quelques musiques et orchestrations pour le cinéma, notamment celle de “Razzia sur la chnouf”, musique de Marc Lanjean*, lorsqu’il composa celle de “Rafles sur la ville”, film policier de Pierre Chenal** tourné en 1957 avec Charles Vanel et Michel Piccoli dans les rôles principaux. Ce dernier, un policier, utilise le neveu et la maîtresse de Vanel, un truand responsable de la mort d’un de ses collègues, pour l’attirer dans un piège. Il parvient à l'arrêter, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Très apprécié de Bertrand Tavernier, bénéficiant d’excellents acteurs et d'un scénario tiré d’un roman d’Auguste Le Breton, “Rafles sur la ville” reste un modèle de construction. Les scènes travaillées et concises lui donnent un rythme rapide, les comédiens parvenant à donner aux personnages qu’ils interprètent une dimension humaine saisissante. Dans “J’ai le regret de vous dire oui”, livre coécrit avec Stéphane Lerouge, Michel Legrand parle très peu de la musique de ce film. La trouvant brillante, il reconnaît l’avoir écrite sous l’influence d’Alex North et de la partition de “Sur les quais” (Leonard Bernstein). Enregistrée avec un grand orchestre comprenant des cordes et des cuivres dont les stridences éclatent au générique, la sienne relève du jazz que Legrand va magnifiquement servir l’année suivante avec “Legrand Jazz” (Philips/Universal), disque en grand orchestre réunissant des géants du jazz américain (Miles Davis, Ben Webster, Phil Woods, Art Farmer) et dans lequel il confirme son talent d’arrangeur.
*Pianiste des orchestres de Ray Ventura et de Jacques Hélian et auteur de chansons (Maladie d’amour), Marc Lanjean (1903-1964) signa plusieurs dizaines de musiques de films.
**Un peu oublié aujourd’hui, on doit à Pierre Chenal (1904-1990) “La Maison du Maltais” (1938), “Le Dernier tournant” (1939), première adaptation et sans doute la meilleure du livre de James M. Cain “Le Facteur sonne toujours deux fois” , et “L’Assassin connaît la musique” (1963), une comédie noire dans laquelle Paul Meurisse est éblouissant.
“Rafles sur la ville” est visible en entier sur youtube (durée 78 minutes). Pourquoi s’en priver :
En 1957, profitant de la présence à Paris de Miles Davis dans le cadre d’une tournée européenne organisée par l’imprésario Marcel Romano et conseillé par Jean-Paul Rappeneau également passionné de jazz, Louis Malle persuada le trompettiste de faire la musique de son premier film dont il venait de terminer le tournage, “Ascenseur pour l’échafaud”. Miles le visionna avant d’en enregistrer nuitamment la bande-son au Poste Parisien quelques jours plus tard en présence du réalisateur et de Jeanne Moreau. Se voyant confier des ébauches de thèmes aux grilles harmoniques relativement simples, les musiciens réunis avec lui en studio* improvisèrent sur les scènes projetées en boucle qu’ils devaient illustrer. Plusieurs prises furent nécessaires et un écho fut rajouté au montage afin d’accentuer l’aspect dramatique de la musique. Pour Louis Malle, cette dernière ne devait pas coller à l’image mais lui servir de contrepoint, de commentaire. Accompagnant le générique, la promenade nocturne de Florence (Jeanne Moreau) sur les Champs-Élysées, elle contribue beaucoup à l’atmosphère crépusculaire du film (Prix Louis-Delluc 1957) et lui confère son unité. Publiée en France l’année suivante, sa musique, un 33 tours 25 cm Fontana**, obtint le Grand Prix du disque de l’Académie Charles Cros.
*Barney Wilen (saxophone ténor), René Urtreger (piano), Pierre Michelot (contrebasse) et Kenny Clarke (batterie).
**Un disque aujourd’hui réédité en vinyle (25 cm) et à l’identique par Sam Records. L’intégralité de la séance d’enregistrement a été éditée en CD en 1988 par Polygram.
“Ascenseur pour l’Échafaud” (Bande-annonce) :
Si “Des femmes disparaissent”, un film policier d’Édouard Molinaro dialogué par Albert Simonin ne brille pas par l’originalité de son scénario, sa musique qu’apporte les Jazz Messengers d’Art Blakey retient l’attention. Depuis le concert qu’ils avaient donné à l’Olympia en novembre 1958, ces derniers étaient devenus les coqueluches des amateurs de jazz de la capitale. Avec Lee Morgan à la trompette, Benny Golson au saxophone ténor, Bobby Timmons au piano, Jymie Merrit à la contrebasse et Art Blakey à la batterie, les Messengers alignaient alors l’une des meilleures formations de son histoire. En décembre 1958, sous la direction artistique de Marcel Romano, elle enregistra dix-huit morceaux parfois très courts qui furent édités sur Fontana l’année suivante. Art Blakey composa quelques originaux, mais par manque de temps et de préparation, le groupe reprit sous d’autres titres des morceaux de son répertoire, le célèbre Whisper Not de Benny Golson devenant Ne chuchote pas, tour de passe-passe qui ne dérangea personne.
Malgré un scénario imaginé par le duo Boileau-Narcejac* et Gérard Oury, “Un Témoin dans la ville”, film policier de 1959 d’Édouard Molinaro, la traque nocturne d’un chauffeur de taxi assassin (Lino Ventura), a quelque peu vieilli. Pas sa bande-son, que le cinéaste, toujours conseillé par Marcel Romano, confia à Barney Wilen, le plus américain des jazzmen français. Âgé de 25 ans, Barney est déjà célèbre. Prix Django Reinhardt 1958 de l’Académie du Jazz, membre du combo qui, autour de Miles Davis, venait d’enregistrer la musique d’“Ascenseur pour l’échafaud”, le saxophoniste avait déjà publié plusieurs albums sous son nom et était à l’aube d’une brillante carrière. Le trompettiste Kenny Dorham et le pianiste Duke Jordan vinrent spécialement à Paris enregistrer la partition, Paul Rovère (contrebasse) Kenny Clarke (batterie) et Barney (au ténor et au soprano) complétant la formation. Le disque Philips édité la même année contient les versions complètes des morceaux enregistrés pour le film.
*Les livres de Pierre Boileau et Thomas Narcejac, célèbres auteurs de romans policiers, ont souvent inspirés les cinéastes. “Celle qui n’était plus” fut porté à l’écran en 1954 par Henri-Georges Clouzot en 1954 (“Les diaboliques”), “D’entre les morts” par Alfred Hitchcock en 1958 (“Vertigo”) et “Maléfices” par Henri Decoin en 1961.
”Un Témoin dans la ville” Générique et thème principal :
Portrait d’une jeunesse oisive, cynique et désabusée « lâchée dans un monde qui se débine », “Les Tricheurs” que Marcel Carné réalisa en 1958 est loin d’approcher ses chefs-d’œuvre des années 30 et 40*, mais reste un film attachant. Ses protagonistes sont des êtres fragiles qui boivent et vont de fêtes en fêtes pour oublier leur mal de vivre. Orchestré par un Laurent Terzieff machiavélique, le jeu de la vérité auquel se livrent Mic (Pascale Petit) et Bob (Jacques Charrier) est celui du mensonge. Nos tricheurs écoutent du jazz dans les bars de Saint-Germain-des-Prés qu’ils fréquentent, au Caveau de la Huchette dans lequel se produit Maxim Saury et son New Orleans Sound, dans les surprises-parties qui les tiennent éveillés jusqu’à l’aube. Profitant d’une tournée européenne du JATP**, Marcel Carné fit enregistrer quatre titres à ses musiciens. Utilisés comme musique d’atmosphère dans le film, joués sur des juke-box et des tourne-disques et partiellement couverts par les voix des acteurs, ils méritent d’être écoutés dans de bonnes conditions. Des morceaux de Chet Baker, Gerry Mulligan (Bernie’s Tune), Fats Domino, Buddy Rich, Lionel Hampton (Crazy Hamp) complètent la bande-son du film. Oscar and Pete’s Blues de Pete Rugolo en est le générique.
*“Drôle de drame”, “Le Quai des Brumes”, “Hôtel du Nord” et surtout “Les Enfants du Paradis”, le plus grand film du cinéma français.
**Jazz at the Philharmonic. En sont membres en 1958 : Roy Eldridge & Dizzy Gillespie (trompette), Stan Getz, Coleman Hawkins & Sonny Stitt (saxophones), Oscar Peterson (piano), Herb Ellis (guitare), Ray Brown (contrebasse), Gus Johnson (batterie).
Quatrième film de Roger Vadim, “Les Liaisons dangereuses 1960” n’a d’intérêt que sa musique. Ses acteurs, Gérard Philippe, Jeanne Moreau et Boris Vian qui tient un petit rôle, ne parviennent pas à sauver cette adaptation fadasse du roman sulfureux de Choderlos de Laclos. Ayant achevé son tournage en avril 1959, Vadim qui souhaitait au plus vite monter de la musique sur ses images avait chargé Marcel Romano de demander à Thelonious Monk d’en écrire la musique. Après avoir vainement tenté de faire venir ce dernier à Paris – dépressif, le pianiste venait de passer une semaine dans hôpital psychiatrique –, Romano arriva à New-York à la fin du mois de juin. Après avoir visionné une copie de travail, Monk accepta finalement de se charger de la bande-son, l’enregistrant au Nola Penthouse Sound Studios le 27 juillet 1959*. N’ayant toutefois aucun nouveau morceau à proposer, il joua six de ses compositions, une improvisation autour d’un blues et un gospel, sans tenir compte de la durée des scènes. Seuls quelques extraits de sa musique seront utilisés**. Par précaution, Romano avait également demandé au pianiste Duke Jordan une musique pour “Les Liaisons”. Avec Barney Wilen au saxophone ténor, Art Blakey et ses Jazz Messengers l’enregistrèrent quelques jours plus tard. Vadim en intégra des extraits dans son film. Il fit de même avec les morceaux de Monk, les plaçant souvent derrière des dialogues et lui accordant la musique du générique. On croyait le reste perdu jusqu’à la découverte en 2014 de l’intégralité de la séance dans les archives de Marcel Romano. Sam Records, la commercialisa le 22 avril 2017, jour du Disquaire Day.
*Charlie Rouse et Barney Wilen (saxophone ténor), Thelonious Monk (piano), Sam Jones (contrebasse) et Art Taylor (batterie) en sont les musiciens.
**We’ll Understand It Better By and By illustre les retrouvailles de Valmont (Gérard Philippe) et de Marianne dans une petite chapelle savoyarde. Well, You Needn’t est joué pendant la réception que donnent les Valmont au début du film. Une version en quartette de Pannonica accompagne les images de la première rencontre entre Valmont et la jeune Marianne Tourvel. Joué en solo, Crepuscule With Nellie est la musique du générique.
Tourné avec une équipe réduite et traité comme un documentaire, “Deux Hommes dans Manhattan” (1958) rend hommage aux films noirs américains que Jean-Pierre Melville, son auteur, a toujours apprécié. Le temps d’une nuit, un journaliste et un photographe (le cinéaste et Pierre Grasset) déambulent dans Manhattan à la recherche d’un diplomate disparu qu’ils retrouvent décédé d’une crise cardiaque. L’intrigue policière est mince, son dénouement décevant, mais l’histoire n’a guère d’importance. Le véritable sujet du film est New York, ses bars, ses rues, ses néons et son jazz. Melville en confia la musique à Christian Chevallier et à Martial Solal. Chargé des scènes finales, ce dernier fait tourner un ostinato de piano envoûtant que rythment des percussions, sept minutes d’une musique sous tension. L’errance des deux journalistes les conduit à assister dans les studios Capitol à l’enregistrement d’une chanson, Street in Manhattan*, puis d’écouter, dans un bar au petit matin, la formation du trompettiste Bernard Hulin.
*Glenda Leigh, son interprète est accompagnée par Christian Chevallier (vibraphone), Art Simmons (piano), Paul Rovère (contrebasse) et Kansas Fields (batterie).
“Deux Hommes dans Manhattan” (Générique) : http://www.youtube.com/watch?v=hscbw3iFLOU
Glenda Leigh : Street in Manhattan : http://www.youtube.com/watch?v=Ks-epIHT38I
En 1959, conseillé par Jean-Pierre Melville, Jean-Luc Godard commanda à Martial Solal la musique de son premier film, “A Bout de souffle”*, film emblématique marquant la naissance de la Nouvelle Vague**. D’une durée initiale d’environ deux heures dix, Godard le réduisit à une heure vingt-sept, coupant à même les plans et parfois de façon abrupte, les fragmentant et les contractant pour leur donner du rythme. Le montage était quasiment terminé lorsque Solal assista à une projection de travail. Tourné en caméra muette et postsynchronisé plus tard, le film, privé de sons, avait encore très peu de dialogues. Godard les écrivait au fur et à mesure du tournage sur des tables de bistro et, à l’étonnement de ses acteurs déconcertés par sa méthode de travail, les leur soufflait pendant les prises, tout comme il leur donnait sur place des indications de jeu.
*Le film reçut en 1960 le Prix Jean Vigo et le Prix de la Meilleure Mise en Scène au Festival de Berlin. Un long chapitre de la biographie de Jean-Luc Godard par Antoine de Baecque (Arthème Fayard/Pluriel) est consacré à “A Bout de souffle”. Édité par Studio Canal, le DVD du film contient un documentaire très intéressant sur son tournage réalisé par Claude Ventura en 1993, “Chambre 12, hôtel de Suède”.
**Le terme fut pour la première fois employé par Françoise Giroud dans une enquête sociologique de l’Express en 1957. Pour certains historiens du cinéma, “La pointe courte” d’Agnès Varda (1954) est le premier film de la Nouvelle Vague” ; pour d’autres, il s’agit du “Beau Serge” que Claude Chabrol acheva de tourner en février 1958.
Constamment modifié, le scénario se construisait au jour le jour : recherché pour le meurtre d’un motard, un malfrat monté à Paris cherche à récupérer l’argent qu’on lui doit avant de gagner Rome avec une jeune américaine avec laquelle il tente de reprendre une liaison. Dénoncé par cette dernière, il est finalement abattu par la police. Une histoire simple, mais portée par des dialogues très modernes pour l’époque, par une Jean Seberg délicieuse avec son accent, sa jeunesse et sa coupe à la garçonne, par les répliques si naturelles qu’on peut les croire improvisées de Jean-Paul Belmondo. Jusqu’à la fin du tournage, Godard hésita à le faire mourir. Georges de Beauregard, le producteur du film, lui avait imposé Raoul Coutard comme chef opérateur. Longtemps correspondant de guerre en Indochine, ce dernier ne craignait pas les situations difficiles, les scènes improvisées tournées rapidement. Les prises furent peu nombreuses et les répétitions aussi. Légère, la caméra était portée à bout de bras ou à l’épaule, le tournage se faisant entièrement en lumière naturelle.
Ayant accepté d’en écrire la musique, Martial Solal travailla au chronomètre, écrivant de brèves séquences musicales adaptées aux situations dans lesquelles se trouvaient les personnages « Il fallait des cordes pour Jean Seberg sur les Champs-Élysées, des cuivres pour la fuite, des solistes – sax alto ou vibraphone – pour le côté tragique.* » Si Godard cherchait à rompre avec toute narration de forme classique, Solal, qui n’avait reçu aucune indication du cinéaste, en resta à une partition de jazz assez conventionnelle. Avec son regard de musicien qu’il partage avec John Cassavetes dont le film “Shadows” possède des points communs, Godard la retravailla, reprenant comme leitmotiv les cinq notes associées à Belmondo** dès le début du film et déclinés par l’orchestre ou le piano, répétant à maintes reprises de brefs segments musicaux. Son montage agressif les intègre totalement à un film dont les coupes et les raccords approximatifs dynamisent la narration. Nerveux et rythmés, ils lui donnent fraîcheur et spontanéité, comme si les situations auxquelles les personnages étaient confrontés se déroulaient sous nos yeux.
*Propos confiés à Stéphane Lerouge pour le livret du CD Emarcy/Universal qui en contient la musique. Outre Martial Solal au piano, les solistes en sont Roger Guérin (trompette), Pierre Gossez (saxophone alto), Michel Hausser (vibraphone), Paul Rovère (contrebasse) et Daniel Humair (batterie). Enregistré en février 2013, “Vaguement Godard” (Illusions) , un disque en solo du pianiste Stéphan Oliva consacré à quelques musiques des films du cinéaste, contient celle d’“A Bout de souffle” repensée sous forme de suite. Ruptures de rythmes, dissonances et moments de pure tendresse y cohabitent avec bonheur.
**Jean-Paul Belmondo et Martial Solal sont également tous les deux au générique d’“Échappement libre”, un amusant film policier que Jean Becker réalisa en 1964 et dont Solal composa la musique.
“A Bout de souffle” (Bande-annonce) : http://www.youtube.com/watch?v=4BzJ2UR_QmQ
Crédits photos : Jeanne Moreau & Miles Davis au cours de la séance d’enregistrement d’“Ascenseur pour l’échafaud” au Poste Parisien © Cohen – James Stewart & Ben Gazzara dans “Anatomy of a Murder” – Paul Newman & Jackie Gleason dans “The Hustler” – Jean-Paul Belmondo & Jean Seberg dans “A Bout de souffle” – Jean-Luc Godard © Photos X/D.R.
Merci pour vos commentaires.
À suivre…