Les musiques de films d’André Hodeir
Disparu en 2011 à l’âge de quatre-vingt-dix ans, André Hodeir qui aurait eu cent ans le 22 janvier prochain est l’un des rares compositeurs de jazz français à s’être hissé au niveau des plus grands. On lui doit près de soixante-dix musiques de films* parmi lesquelles celles de nombreux courts métrages. Si toutes ne sont pas de valeur égale, elles restent souvent plus intéressantes que les films dont elles accompagnent les images. Certaines témoignent de l’évolution de sa musique et sont d’importants jalons d’une œuvre malheureusement trop peu jouée et diffusée aujourd’hui.
* Outre les cinéastes dont je parle dans mon texte, André Hodeir composa seul ou avec Henri Crolla des musiques pour des films de Georges Franju, Gilles Grangier, Alain Jessua, Agnès Varda (“Ô saisons, ô châteaux” tourné en 1957), Pierre Prévert, Paul Grimault, Yves Ciampi (“Le Vent se lève” en 1958), Marcel Camus, Yves Allégret et Jean Aurel pour ne pas tous les citer. “Ô saisons, ô châteaux” est disponible dans “Varda tous courts” (Tamaris), un coffret de 2 DVD réunissant seize courts métrages. André Hodeir a également assuré la direction d’orchestre de la musique que Guy Bernard composa pour “Les Statues meurent aussi”, un court métrage anticolonialiste sur l’art africain qu’Alain Resnais cosigna avec Chris Marker et Ghislain Cloquet en 1953.
“Les Statues meurent aussi” (Film complet) : http://www.youtube.com/watch?v=OoyCXA8eTf0
C’est en 1949, rue Chaptal, dans le bureau que Charles Delaunay occupait au siège de la revue Jazz Hot, qu’André Hodeir rencontra Jacques-Yves Cousteau. Ce dernier achevait le montage d’un court métrage, “Autour d’un récif”, « un ballet de poissons » pour lequel il souhaitait une musique de jazz. Violoniste de formation classique, le futur auteur des livres phares de la critique de jazz que seront “Hommes et problèmes du jazz” (1954) et “Les Mondes du jazz” (1970) proposa de l’écrire et l’enregistra la même année avec l’orchestre de Tony Proteau augmenté de Kenny Clarke à la batterie et de quelques solistes, Bernard Peiffer au piano étant le seul musicien autorisé à improviser dans un poème aquatique d’inspiration ellingtonienne.
Ce n’était pas la première fois qu’André Hodeir écrivait pour un cinéaste. Trois ans plus tôt, pour les besoins d’un film de Raoul André, “Le Village de la colère”, Django Reinhardt l’avait chargé d’orchestrer pour orchestre symphonique et chœur quelques-uns de ses voicings de guitare et sa célèbre composition Manoir de mes rêves. Ayant découvert qu’écrire de la musique de film pouvait lui permettre d’assurer sa subsistance, Hodeir s’associa avec le guitariste Henri Crolla*. Ce dernier lui apportait des thèmes qu’il mettait en forme et orchestrait. “Sant-Paou”, un court métrage que Robert Mariaud réalisa en 1950 et dans lequel Yves Montand chante le thème principal, inaugura leur collaboration.
*Né en 1920, auteur de nombreuses chansons et guitariste compositeur de plusieurs disques de jazz, Henri Crolla (1920-1960), était un proche de Django Reinhardt, des frères Prévert, du réalisateur de films d’animation Paul Grimault et de Simone Signoret qui rencontra grâce à lui Yves Montand. Possédant de nombreuses relations dans le milieu du cinéma, il cosigna avec André Hodeir de nombreuses musiques pour des courts métrages et des documentaires, et à partir de 1955, celles de plusieurs longs métrages. “Saint-Tropez Blues” (1960) est la dernière qu’ils firent ensemble, Henri Crolla disparaissant cette année-là en octobre. Hubert Rostaing est également crédité comme compositeur aux génériques de “Cette sacrée gamine” (1955) et d’“Une Parisienne” (1957), deux comédies de Michel Boisrond avec Brigitte Bardot.
Après la musique d’“Autour d’un récif” encore sous influence ellingtonienne, celle de “Saint-Tropez, devoir de vacances”, un court métrage de Paul Paviot tourné en 1952 sur des commentaires de Boris Vian qui apparaît à l'écran avec Michel Piccoli , Éléonore Hirt et Juliette Gréco, annonce une première mutation stylistique. Hodeir a écouté les sessions de “Birth of the Cool” que Miles Davis a enregistrées en nonet. Impressionné par les arrangements de Gil Evans, Gerry Mulligan et John Lewis, il abandonne le grand orchestre pour un ensemble de neuf musiciens qui annoncent le Jazz Groupe de Paris. De cette partition, Hodeir va en tirer une suite d’orchestre, “Saint-Tropez”, qui fit l’objet d’un enregistrement l’année suivante*. Dans sa deuxième partie, la grammaire et le vocabulaire du bop nourrissent un contrepoint qu’Hodeir pense et organise en musicien de jazz et non en musicien classique inféodé au vocabulaire de la musique baroque. Ses mouvements mélodiques ne possèdent pas encore la fluidité des pièces qu’il écrira plus tard, mais, comme le fait remarquer Pierre Fargeton**, ils montrent bien le bénéfice que le jazz peut tirer des instruments lorsqu’ils sont au service d’un compositeur qui sait les mettre en valeur.
*Christian Bellest (trompette), Nat Peck (trombone), Hubert Rostaing (clarinette et saxophone alto), Bobby Jaspar (saxophone ténor), William Boucaya (saxophone baryton), Bernard Peiffer (piano), Pierre Michelot (contrebasse), Pierre Lemarchand (batterie) et Raymond Le Sénéchal (vibraphone) en sont les musiciens. Le CD “André Hodeir, The Vogue Sessions” (Vogue/BMG) contient également la musique écrite pour “Autour d’un récif” ainsi que l’album intitulé “Essais” enregistré avec le Jazz Groupe de Paris en décembre 1954. L’une des plages, Paraphrase sur Saint-Tropez, est construite sur un interlude musical du film de Paul Paviot.
**On lira avec intérêt le gros livre que Pierre Fargeton a consacré à André Hodeir en 2017, ouvrage préfacé par Martial Solal et récompensé la même année par l’Académie du Jazz : “André Hodeir, le jazz et son double” (Éditions Symétrie).
“Une Parisienne”, un film que Michel Boisrond réalisa en 1957 avec Brigitte Bardot dont on trouvera la musique dans le CD “Jazz & Cinéma vol.5” (Collection Jazz in Paris / Universal), est la première partition d’André Hodeir qui traite la voix comme un instrument. Son générique, Paris B.B., fait entendre un ensemble de cuivres (trois trompettes et trois trombones) derrière celle de Christiane Legrand vocalisant sur des onomatopées dans le registre le plus aigu de sa tessiture. Pete Rugulo le reprendra trois ans plus tard dans son disque “Behind Brigitte Bardot” (Warner), habillé d’un nouvel arrangement.
Largement atonal, “Le Palais Idéal” est une suite en sept mouvements réunissant deux trompettes, un trombone, trois saxophones, un vibraphone (Jean-Pierre Drouet), une contrebasse et une batterie. André Hodeir l’écrivit pour un court métrage de dix-sept minutes que le cinéaste Ado Kyrou*tourna en 1958 sur la construction du facteur Cheval dans la Drôme. Le recueil “Jazz et Jazz” (Fontana) en contient une version enregistrée par le Jazz Groupe de Paris deux ans plus tard avec un personnel quelque peu différent.
Composée en 1958 lors d’un séjour près de Lisbonne, la partition de “Chutes de pierres, danger de mort”, court métrage et premier film du compositeur Michel Fano**, donne à André Hodeir l’occasion d’inventer un langage onomatopéique pour la voix de Christiane Legrand qui dialogue avec le saxophone alto d’Hubert Rostaing. Remaniée, la musique deviendra en 1960 sa Jazz Cantata, une œuvre en sept parties dans laquelle le compositeur utilise pour la première fois la technique d’improvisation simulée, le compositeur écrivant les improvisations des musiciens, ces derniers les interprétant comme des acteurs travaillant sur les dialogues d’un film.
*Écrivain et cinéaste, Ado Kyrou créa en 1950 la revue L’Âge du cinéma et fut l’un des collaborateurs de la revue Positif.
**Coproducteur des films d’Alain Resnais “Hiroshima mon amour” (1959) et “L’Année dernière à Marienbad” (1961), Michel Fano composera les musiques de la plupart des films d’Alain Robbe-Grillet. “Chutes de pierres, danger de mort” est visible sur son site :
Film violent et sans grand intérêt de Claude Bernard-Aubert racontant les amours contrariés d’une Noire et d’un Blanc, “Les Tripes au soleil”* (1959) inspira à André Hodeir une partition pour grand orchestre – cinq trompettes, quatre trombones, cinq saxophones, xylophone, marimba, deux vibraphones, groupe vocal (trois femmes et trois hommes) et voix de soprano. Christiane Legrand, en est la soliste avec Roger Guérin (trompette) et Pierre Gossez (saxophone alto). Dans cette œuvre en quatre parties tirée de la musique du film, le compositeur cherche à utiliser autrement le blues et les riffs employés par les jazzmen. Il y approfondit surtout des recherches formelles qui vont le conduire à écrire, quelques années plus tard, “Anna Livia Plurabelle” (1966) et “Bitter Ending” (1972).
*Disponible en CD, sa musique est aujourd’hui couplée avec “Jazz et Jazz”, mais aussi réunie avec d’autres musiques de films dans “Jazz & cinéma vol.3” (Collection Jazz In Paris / Universal).
Dernière collaboration d’Henri Crolla avec André Hodeir, “Saint-Tropez Blues”* (1960), un film oubliable et oublié de Marcel Moussy interprété par Marie Laforêt et Jacques Higelin contient quelques belles pages de jazz. Retravaillées par Hodeir, Paris Saint-Tropez et Barbecue I et II, devinrent Trope à Saint-Trope et Osymetrios I et II, anagramme de Misterioso et hommage revendiqué à Thelonious Monk dont Hodeir admirait la musique.
*La B.O. de “Saint-Tropez Blues” est disponible dans le CD “Jazz & Cinéma vol.5” (Collection Jazz in Paris / Universal). Trope à Saint-Trope et Osymetrios I et II sont inclus dans l’album “Jazz et Jazz“ publié sur Fontana en 1960 et réédité en CD par Universal avec la B.O. du film “Les Tripes au soleil”.
Une des dernières musiques de films qu’André Hodeir composa après la mort d’Henri Crolla fut celle de “L’Écume des jours”* de Charles Belmont. Le compositeur y utilise une instrumentation inhabituelle qui n’est pas sans évoquer les sonorités d’“Anna Livia Plurabelle” qu’il a enregistré quelques mois plus tôt en juin et juillet 1966. L’orchestration fait appel à une guitare électrique, un vibraphone, une flûte, une harpe, un hautbois, une, voire deux clarinette(s) dont une clarinette basse, une section rythmique (contrebasse et batterie) et un chœur de jeunes filles, celui de la Maîtrise de l’O.R.T.F. Tourné en 1967 avec de jeunes acteurs – Jacques Perrin, Marie-France Pisier –, et sorti en salles deux mois avant mai 68, le film fourmille d’inventions visuelles (le pianocktail) et sonores dues à Pierre Henry. D’une grande fraîcheur poétique, il est beaucoup plus réussi que sa réputation le laissait entendre et Boris Vian n’y est pas trahi. « C’est un film qui a la grâce » déclara en 1968 Jean Renoir à la Mostra de Venise. Brillamment orchestrée, sa musique lumineuse contribue à la dramaturgie du plus célèbre récit romanesque de Vian. Probablement enregistrée en septembre 1967, elle fit l’objet d’un 45 tours Philips comprenant cinq titres : Colin et les orphelines, L’Enlèvement, Bigle-moi, La Chambre de Chloé et Sortie de Chloé.
*Grâce à François Roulmann et Christelle Gonzalo, auteurs d’“Anatomie du Bison”, Prix du livre de Jazz 2019 décerné par l’Académie du Jazz, le film vient d’être édité en DVD. Il sera commercialisé à partir du 10 juin, mais on peut déjà se le procurer à la librairie de Christelle Gonzalo (Sur le fil de Paris, 2, rue de L’Ave Maria, 06.81.80.64.45) ou dans celle de François Roulmann (12 rue Beautreillis, 06.60.62.98.03), toutes deux dans le 4ème arrondissement de Paris.
Jacques Prévert parle du film de Charles Belmont : www.dailymotion.com/video/xzf7dn
André Hodeir jouant sur le « pianocktail » fabriqué pour le film de Charles Belmont “L’Écume des jours”, document aimablement fourni par Pierre Fargeton © Archives André Hodeir / photo X/D.R.
Crédits photos : André Hodeir © Jean-Pierre Leloir – Photo du film de Paul Paviot “Saint-Tropez, devoir de vacances” © Photo X/D.R.
Merci pour vos commentaires.
À suivre…