Dans “On the Tender Spot of Every Calloused Moment”, une nouveauté de juin, Ambrose Akinmusire s’interroge sur la place des Noirs dans une Amérique raciste qui assassine impunément certains de ses enfants. Enregistré avant le meurtre de George Floyd à Minneapolis le 25 mai dernier, il témoigne de l’engagement politique de l’artiste et est parfaitement d’actualité.
En dédiant une de ses compositions, My Name is Oscar, à Oscar Grant, tué en 2009 à Oakland par un policier alors qu’il n’était pas armé, Ambrose Akinmusire dénonçait déjà les violences policières dans “When The Heart Emerges Glistening”, son premier disque pour Blue Note (le second de sa discographie), un album que prolonge “On the Tender Spot of Every Calloused Moment”. En colère, il interpelle également les forces de l’ordre qui tirent sur des Noirs désarmés dans Free, White And 21, un des morceaux d’“Origami Harvest”, un album déroutant de 2018 dans lequel le trompettiste s’efface derrière le compositeur.
Son instrument se retrouve à nouveau au premier plan dans ce nouvel opus enregistré avec ses musiciens habituels, un quartette dont il est le principal soliste. Avec lui, Sam Harris, son pianiste depuis “The Imagined Savior Is Far Easier to Paint” en 2014, Harish Raghavan, bassiste qu’il rencontra au Thelonious Monk Institute of Jazz, et Justin Brown déjà présent à la batterie dans “Prelude… To Cora”, son premier disque enregistré en 2007, l’année où il remporta la prestigieuse Thelonious Monk International Jazz Competition. Avec eux, Ambrose Akinmusire élabore une musique savante d’une écoute difficile, un jazz moderne et urbain qui intègre le hip-hop, la soul, le gospel et le funk et ouvre de nouvelles perspectives mélodiques et rythmiques au jazz afro-américain. Portés par une section rythmique inventive qui affectionne les tempos fluctuants et les métriques irrégulières, piano, contrebasse et batterie se voyant étroitement associés à la trame orchestrale de la musique, le trompettiste souffle, module et cisèle les longues notes détachées d’une musique labyrinthique et ambitieuse.
Amour, poésie, mais aussi fureur, désespoir et pleurs irriguent les lignes mélodiques expressives du trompettiste, son phrasé délié baignant dans le blues. Un blues contemporain qui, éloigné de ses grilles habituelles, prend ici diverses formes. Il est ainsi présent dans les notes plaintives et sombres du mélancolique Yessss, dans celles, funèbres et chagrinées, de Reset, morceau dans lequel le trompettiste tire des notes poignantes de son instrument. On le trouve aussi dans Cynical Sideliners, une étrange berceuse qu’interprète Geneviève Attardi, seule voix de l’album avec celle de Jesus Diaz. Ce dernier intervient dans Tide of Hyacinth, une composition de forme très libre qui intègre des rythmes afro-cubains dans sa partie centrale. Hommage à Roy Hargrove disparu en 2018, Roy, pièce intensément lyrique et émouvante, s’inspire d’un cantique religieux et Mr. Roscoe (Consider the Simultaneus) est dédié à Roscoe Mitchell l’un des fondateurs de l’Art Ensemble of Chicago, une des sources d’inspiration du trompettiste. Dans Hooded Procession (Read the Names Aloud), un Fender Rhodes sonne le glas d’une procession funèbre à la mémoire des disparus. Un enfant citait leurs noms dans Rollcall for those Absent, un des morceaux de “The Imagined Savior Is Far Easier to Paint”. Ici la musique elle-même les évoque, une musique d'une force peu commune dont la tristesse indicible soulève l’émotion.
Photos © Saito Ogata