Trois pianistes, deux américains et un français. Profitant de l’isolement imposé par un virus aussi dévastateur qu’inattendu, nos trois musiciens publient aujourd’hui des disques en solo. Ceux de Jean-Christophe Cholet et de Fred Hersch ont été enregistrés chez eux sur leurs propres instruments. Retenu aux Pays-Bas par la pandémie, Brad Mehldau a préféré le confort d’un studio d’Amsterdam. J’aurais pu ajouter à cette liste “Mondenkind” de Michael Wollny dont la prise de son fut réalisée à Berlin, mais il a déjà fait l’objet d’une chronique en octobre. Les nombreux morceaux que Fred Hersch reprend sont souvent liés à des souvenirs d’enfance et d’adolescence. Il s’épanche et se livre beaucoup dans des interprétations aussi lumineuses que sensibles. Brad Mehldau s’attarde davantage à décrire ce qu’il ressent face à la Covid-19 qui a changé ses habitudes. Isolé dans une maison presque forestière, Jean-Christophe Cholet s’est laissé aller à improviser une musique spontanée et sincère. C’est la première fois qu’il se livre à l’exercice et il est très réussi.
Fred HERSCH : “Songs from Home” (Palmetto / L’autre distribution)
Confiné en avril dans sa maison de Pennsylvanie, Fred Hersch nous fit cadeau tous les jours pendant deux mois sur sa page Facebook, à 19h00 précise heure française, d’un morceau interprété en direct. Le succès de ces mini-concerts baptisés « Tune of the Day » lui donna l’idée d’enregistrer un disque solo dans la tranquillité et l’intimité de son domicile, une maison de campagne construite autour de son piano, un Steinway B de 50 ans. « Je voulais jouer de la musique pour rendre les gens heureux. Une partie des chansons de cet album datent d’avant que je sache ce qu’était le jazz. J’ai grandi dans les années 60 en écoutant une musique populaire qui était alors sophistiquée. » Des chansons avec lesquelles le pianiste a une longue histoire personnelle et qui ont marqué sa jeunesse.
All I Want de Joni Mitchell, le morceau d’ouverture de “Blue”, le disque le plus triste et le préféré de la chanteuse, bénéficie de ses choix harmoniques, de la douceur de son toucher. Son piano « un vieil ami de 50 ans » a quelques imperfections. Il le sait et lui pardonne. « Plutôt que d’en être frustré, j’en ai embrassé les défauts ». Le ré au-dessus du do médian émet un bruit sourd et percutant, audible dans Get Out of Town de Cole Porter et Wichita Lineman, une des grandes chansons de Jimmy Webb. Hersch en découvrit la version à succès de Glen Campbell, les thèmes de Webb ayant souvent été chantés par d’autres interprètes. After You’ve Gone (1918) est l’un des deux morceaux de l’album joué en stride. L’autre, le joyeux et chaloupé When I’m Sixty-Four de Lennon / McCartney, provient du célèbre “Sgt Peppers”, l’un des grands disques des Beatles.
Les autres standards dont Fred Hersch renouvelle les harmonies et les couleurs sont Wouldn’t It Be Lovely, un extrait de “My Fair Lady”, et Solitude de Duke Ellington dont il nous offre une version aussi sensible que délicate. Dédié à sa mère et à sa grand-mère et précédemment enregistré en solo dans “Floating” (2014), West Virginia Rose dont il caresse tendrement les notes introduit The Water Is Wilde, une chanson folklorique des Appalaches, l’histoire d’un amour perdu. Plusieurs lignes mélodiques cohabitent dans Consolation (A Folk Song), un thème rarement joué du trompettiste Kenny Wheeler. Utilisant le contrepoint, Fred Hersch tisse une toile polyphonique souple et aérée. Entre chaque note, on y entend le vent chanter. De tous ses disques, “Songs from Home” est sans doute celui qui lui ressemble le plus. Son piano y exprime ses sentiments et nous touche profondément.
Brad MEHLDAU : “Suite : April 2020” (Nonesuch / Warner Music)
C’est dans un studio d’Amsterdam, ville dans laquelle la pandémie l’a contraint à demeurer, que Brad Mehldau a enregistré cet album en solo, « un instantané musical de la vie que nous avons tous vécue ce dernier mois », douze mouvements complétés par trois reprises qui lui tiennent particulièrement à cœur. Bien que confiné avec les siens, le pianiste souffre de ne pouvoir retrouver son pays hélas divisé et en proie au racisme. Dans l’intégralité de ses notes de pochette que l’on trouve sur son site, il se désole pour les familles de George Floyd, Breonna Taylor et David McAtee, tous abattus par la police, tous membres de la communauté afro-américaine dont il se sent proche par la musique. Brad Mehldau la joue sobrement, rejette toute virtuosité pour un cheminement mélodique qui exprime « des expériences et des sentiments qui sont à la fois nouveaux et communs à beaucoup d’entre nous » et questionne un monde bouleversé par le virus qui n’est déjà plus comme avant. Dans Keeping Distance, ses deux mains se gardent bien de se rapprocher tout en restant inextricablement liées, comme deux personnes qui se connaissent et s’estiment ne peuvent se passer l’un de l’autre. Le pianiste a beau décliner deux thèmes simultanément, ses mains discutent et se répondent.
Comme Fred Hersch qui fut son professeur, Brad Mehldau n’hésite pas à exploiter les ressources du contrepoint. Stepping Outside relève de la fugue, d’une approche harmonique européenne. Bach n’est jamais loin, de même que les compositeurs classiques que l’on entend dans son piano. Les accords mélancoliques de Stopping, listening : hearing (S’arrêter, écouter : entendre) introduisent la mélodie très simple du majestueux Remembering Before All This, dont les notes s’efforcent d’exprimer le malaise que l’on éprouve au souvenir d’un monde qui, hier encore, ne ressemblait pas à celui d’aujourd’hui. C’est à sa famille qu’il pense dans les dernières parties de sa suite que conclut Lullaby, une berceuse. La pandémie lui a donné l’occasion de se rapprocher d’elle, de partager son quotidien. Les paroles de Don’t Let It Bring You Down du bien-aimé “After the Gold Rush” de Neil Young lui ont été d’une aide précieuse dans cette épreuve. Il le reprend ainsi que New York State of Mind de Billy Joel qu’il affectionne depuis l’âge de neuf ans, une lettre d’amour pour une ville qui a longtemps été la sienne. Écrite par Jérome Kern en 1919, la mélodie lumineuse de Look for the Silver Lining referme cet opus sur une positive lueur d’espoir.
Jean-Christophe CHOLET : “Amnesia” (Infingo / L’autre distribution)
Pianiste de formation classique, Jean-Christophe Cholet est aussi un arrangeur habile et un compositeur éclectique. Riche d’une trentaine d’albums sa discographie en comprend plusieurs avec le contrebassiste Heiri Känzig et le batteur Marcel Papaux. En décembre 2014, avec Matthieu Michel (bugle), Didier Ithursarry (accordéon) et Ramon Lopez (batterie), il enregistrait à La Buissonne le magnifique “Whispers”, l’un de mes 13 Chocs de 2016, l’un des plus beaux disques de jazz de chambre européen de ces dernières années.
Enregistré en juin, dans sa maison de Paupourt (Loiret) après cinquante-cinq jours de confinement, “Amnesia” est pourtant son premier album solo. Il rassemble quatorze pièces inventées spontanément, toutes différentes car traduisant les états d’âme du pianiste au moment de leur création. Des improvisations « guidées essentiellement par l’humeur d’instants privilégiés passés au cœur d’une forêt inspirante, loin de l’effervescence d’une vie courante et trépidante ».
Majestueux et lent, Ici et maintenant s’apparente à un hymne. Le pianiste en plaque les accords avant de jouer Impatient, une pièce abstraite construite autour d’un bref motif mélodique. Aimer se perdre, une rêverie arpégée, change peu à peu de tempo au fur à mesure de sa progression. Dans Ironie du sort, la main droite brode une délicate et soyeuse tapisserie. 1926 est une pièce grave et mélancolique. 1928 qui lui succède se pare de notes légères et cristallines. D’autres font briller Les étoiles qui porte bien son nom. Après une longue introduction onirique, une mélodie lumineuse s’y révèle. C’est la plus belle de l’album avec celle d’Amnesia qui semble s’ouvrir comme les ailes multicolores d’un papillon. On s’envole allègrement avec elle.
Crédits photos : Fred Hersch © Scott Morgan – Brad Mehldau © Michael Wilson – Jean-Christophe Cholet © Jean-Baptiste Millot.