En ce mois de février qui bientôt s’achève, les bons concerts n’ont pas manqué. Le pianiste Stephan Oliva en solo au Sunside dans un programme éclectique au sein duquel The Single Petal of a Rose de Duke Ellington fut l’un des joyaux ; Toujours au Sunside, Enrico Pieranunzi avec Jasper Somsen à la contrebasse et Jorge Rossy à la batterie nous offrant une version mémorable de Don’t Forget the Poet, l’une de ses plus belles compositions ; le batteur norvégien Snorre Kirk enfin dans un club parisien après un étonnant concert en novembre 2018 à la Maison du Danemark, le Duc des Lombards l’accueillant avec un nouveau quartette qui porta constamment le swing à ébullition… des moments forts que l’on conserve en mémoire. Et puis, il y a les disques, nombreux depuis janvier. On a beau chercher à dégager du temps pour réécouter ses vieux albums avant qu’ils ne prennent la poussière, l’actualité, toujours galopante comme un cheval au galop, nous en empêche avec des enregistrements que l’on aurait tort d’ignorer. À écouter entre la lecture de deux chapitres de mon livre de souvenirs “De la musique plein la tête” récemment publié aux Éditions Les Soleils Bleus, www.lessoleilsbleus.com ces six pépites mettent en joie. Pourquoi vous en priver !
Frédéric Borey avait déjà enregistré plusieurs albums lorsque “The Option”, son cinquième, l’un de ses meilleurs, parvint en 2012 à mes oreilles. D’autres disques suivirent dont deux avec Lucky Dog, un quartette dans lequel Yoann Loustalot, déjà présent dans “The Option”, joue du bugle. Au saxophone ténor, Frédéric Borey possède une sonorité ample, épaisse, mais également moelleuse et suave. Il la met au service de compositions cohérentes et soignées qui laissent une large place à l’improvisation. Récemment sorti sur le label Fresh Sound New Talent (distribution Socadisc), “Butterflies Trio” en contient onze. Six d’entre-elles sont de sa plume. Quatre autres sont écrites par Damien Varaillon (contrebasse) et Stéphane Adsuar (batterie) qui l’accompagnent depuis 2019, année de l’enregistrement et de la sortie de leur premier double CD, et la onzième, Camille, par un ami de longue date du saxophoniste, Lionel Loueke. Ce dernier apporte à la musique les timbres inimitables de sa guitare – qui sonne comme un synthé dans Insomnia –, ses mélopées singulières, son approche africaine des rythmes, et lui donne d’autres couleurs. Si Lou, un duo rêveur et mélancolique avec Frédéric nous émeut, le guitariste trouve en Stéphane Adsuar un complice pour faire danser avec lui une musique apaisée et souvent mystérieuse qui semble venir de loin.
Si le jazz que joue Bill Charlap reste de facture classique, on ne peut rester insensible à son piano et à la cohésion de son trio. Peter Washington (contrebasse) et Kenny Washington (batterie) l’accompagnent depuis 1997. Ils n’ont aucun lien de parenté mais la musique épurée qu’ils rythment avec précision et finesse témoigne de leur parfaite entente. Bill Charlap continue de puiser dans l’immense vivier de standards que possède le jazz pour nourrir sa musique et son art pianistique. Après deux magnifiques albums pour Impulse, il retrouve Blue Note et sort aujourd’hui “Street of Dreams”, un opus tout aussi bon et accompli que ses disques précédents. Chansons tirées de films ou de comédies musicales – I’ll Know, What Are You Doing the Rest of my Life –, succès des années 30 popularisés par Bing Crosby – Street of Dreams, Out of Nowhere – et compositions de jazzmen – The Duke de Dave Brubeck, Your Host de Kenny Burrell –, le pianiste s’empare de leurs mélodies inusables pour les parer de nouvelles couleurs harmoniques, ses doigts agiles faisant pleuvoir sur elles de grands rideaux de swing. Adoptant des tempos très lents lorsqu’il joue des ballades, il les habille de délicates notes perlées, son jeu espiègle et élégant soulevant constamment l’enthousiasme.
Les amateurs de jazz ne sont pas nombreux en France à connaître Kit Downes. Il joue de l’orgue d’église dans “Obsidian” son premier disque ECM publié en janvier 2018. La même année, sous le nom de Enemy, Edition Records fit paraître un album en trio avec Downes au piano, le bassiste Petter Eldh et le batteur James Maddren. Ce sont eux qui l’accompagnent dans “Vermillion”, son troisième album pour ECM, un disque que Downes, dont le mentor fut le regretté John Taylor, estime différent de tous ceux qu’il a enregistrés. En complète osmose, les trois musiciens improvisent une musique ouverte et imprévisible, un jazz de chambre intimiste d’une grande douceur mélodique. Souvent construits sur des altérations harmoniques, sur des métriques irrégulières et mouvantes, le rubato étant ici abondamment utilisé, les paysages colorés et abstraits que proposent le trio fascinent par leur riche palette de timbres. Un thème surgit parfois au détour d’une phrase. On le croit oublié lorsqu’il revient à nos oreilles, enchantées par l’écoute d’une contrebasse inventive, d’un piano dont les notes lumineuses sont d’une douceur exquise, d’un batteur qui caresse peaux et métal, commente et colore. Kit Downes et Petter Eldh se partagent les compositions de l’album. Il se termine par une version méconnaissable de Castles Made of Sand, un morceau de Jimi Hendrix savamment déconstruit.
Dans les notes de pochette de “Breath by Breath” (Palmetto / L’Autre distribution), Fred Hersch confie avoir grandi à Cincinnati en écoutant des quatuors à cordes. Sa professeur de piano était l’épouse du violoncelliste du célèbre LaSalle Quartet et Fred assistait souvent à leurs répétitions, découvrant comment leurs instruments parvenaient à unir leurs timbres et répartir leurs lignes mélodiques. Interprétés par le Crosby String Quartet, ses propres arrangements évoquent souvent ceux des grands quatuors romantiques du XIXème. Pastorale est comme par hasard un hommage à Robert Schumann. Le prologue et la coda de Awakened Heart font penser à Franz Schubert et l’introduction de Breath by Breath ressemble à une célèbre pièce classique. Ses arrangements pour cordes sont moins datés lorsque ces dernières sont utilisées rythmiquement – dans Worldly Winds notamment –, ou qu’elles commentent les parties de piano que soutiennent en maints endroits la contrebasse de Drew Gress et la batterie de Jochen Rueckert. Avec eux, Hersch joue un magnifique piano. Begin Again, le premier des huit mouvements de The Sati Suite, mais aussi Breath by Breath révèlent sa totale maîtrise de l’instrument. Son chant dans Mara, une sorte de danse orientale, force l’admiration. Entièrement construit sur une succession de dialogues entre les instruments, Monkey Mind est l’œuvre d’un grand.
La musique de Thelonious Monk jouée par le pianiste Mario Stantchev. Ce dernier la découvrit en Bulgarie à l’âge de 16 ans, par une version live d’Off Minor précise-t-il dans ses notes de pochette. Récemment publié par Cristal et Ouch ! Records (distribution Believe), l’album s’intitule “Monk and More” et a été enregistré en trio à Sofia, la ville natale de Stantchev, par la Radio nationale bulgare. Dimitar Karamfilov (contrebasse) et Hristo Yotsov (batterie) l’accompagnent dans un répertoire que les très nombreux admirateurs de Monk connaissent bien. Ugly Beauty, Pannonica, Blue Monk, Mario Stantchev nous en donne des versions respectueuses tout en prenant certaines libertés tant rythmiques que mélodiques avec les thèmes. Quatre compositions originales fidèles à l’esprit de la musique de Monk complètent cet opus épatant.
Confinés dans le même village, Henri Texier et son fils Sébastien prirent l’habitude de se réunir plusieurs fois par semaine « pour continuer à jouer (…), ne pas laisser la musique s’échapper ! ». Reprenant des standards et de vieux thèmes, ils réfléchirent aux arrangements qu’ils allaient leur donner et constituèrent le répertoire de “Heteroklite Lockdown”(Label Bleu / L’Autre distribution), un disque enregistré en trio et sans public au Triton, l’un des plus sincères et les plus attachants du bassiste. Batteur du quintette d’Henri Texier depuis 2016, Gautier Garrigue, le troisième homme, rythme avec précision la musique, la colore et s’avère un atout précieux dans l’élaboration du son que possède le groupe. Au programme : trois standards dont un merveilleux Round About Midnight, quelques compositions d’Henri (Fertile Danse, Izlaz) et trois nouveaux morceaux écrits par les trois membres du trio, Bacri’s Mood étant un hommage au comédien Jean-Pierre Bacri récemment décédé. Respectant leurs mélodies, nos trois musiciens les font résolument chanter. Les belles lignes mélodiques de la contrebasse ponctuent rythmiquement le chant fluide et aérien du saxophone alto qui, en apesanteur, plane comme un oiseau dans un ciel bleu azur.