Quelques disques récents qui me plaisent. Pour certains, de probables Chocs de l’année. Déjà avancée, cette dernière poursuit sa marche vers l’été. Mandé d’urgence, le soleil est déjà au rendez-vous en ce début de printemps qui voit les pigeons roucouler sur les parterres de fleurs de nos balcons, les arbres bourgeonner et les oiseaux chanter. En attendant le poisson espiègle du 1er avril, le parisien en bras de chemise se promène le long des berges de la Seine dont le décor reste à peu près immuable depuis les jours de mon enfance. Devant leurs boîtes, les bouquinistes guettent toujours le chaland. Des livres surtout mais aussi de vieux vinyles attirent le regard.
On les croyait morts. Ils renaissent et envahissent les bacs des rares disquaires de la capitale. Qui se souvient de Givaudan boulevard Saint-Germain, du Discobole gare Saint Lazare, de Music Action carrefour de l’Odéon, de Lido Musique avenue des Champs-Élysées, tous disparus aujourd’hui ? Ces disquaires, je les ai beaucoup fréquentés dans les années 70, y trouvant des merveilles. Dans “De la musique plein la tête”, mon livre de souvenirs récemment publié aux Éditions Les Soleils Bleus, ouvrage que vous pouvez commander chez votre libraire ou sur le site de l’éditeur , je raconte cette époque bénie pour le mélomane qui trouvait facilement l’album de ses rêves - www.lessoleilsbleus.com
Improvisé en studio à La Buissonne, “Naked Truth” (ECM / Universal), surprend par sa beauté mais aussi ses audaces. Dans cette suite en neuf parties, Avishai Cohen se met ici à nu, dévoile sa sensibilité, sa vulnérabilité. La musique qui sort de sa trompette est le chant de son âme. Soutenue par la contrebasse de Barak Mori, elle expose avec douceur le premier thème, avant que ne rentrent les autres instruments, la batterie de Ziv Ravitz et le piano de Yonathan Avishai. Présent dans plusieurs albums ECM du trompettiste, ce dernier tient une place importante dans cet opus en apesanteur. Caressant délicatement ses notes, il les fait merveilleusement sonner. D’une grande finesse, son toucher met en valeur des lignes mélodiques lisibles et aérées. Dans le second mouvement, un long ostinato accompagne le lamento de la trompette et une progression harmonique inattendue conduit la musique ailleurs. On plane alors entre ciel et terre, porté par tout le lyrisme dont Avishai Cohen est capable. En duo avec son batteur, les deux hommes distendent l’espace-temps. Récité par le trompettiste, Departure, un poème de Zelda Schneurson Mishkovsky (1914-1984) sur le renoncement au monde et à ses splendeurs qu’implique le passage obligé de la vie à la mort, conclut ce disque envoûtant.
Appréciant les mêmes jazzmen – Ornette Coleman, Ed Blackwell, Dewey Redman –, le saxophoniste Daniel Erdmann et le batteur Christophe Marguet ont beaucoup joué ensemble depuis 2010. Avides de nouvelles rencontres humaines et musicales, ils poursuivent aujourd’hui leur collaboration en quartette. Publié sur le label Mélodie en sous-sol (l’autre distribution), “Pronto!” les voit travailler avec la bassiste Hélène Labarrière et le pianiste Bruno Angelini. La cohésion de leur groupe est palpable à l’écoute de ce jazz moderne nourri de traditions auquel est donné une vraie matière sonore, une couleur spécifique. Angelini qui a enregistré en 2017 avec Erdmann “La dernière Nuit” (l’un de mes 13 Chocs de 2020), apporte son piano élégant et ses harmonies inventives. Quant au son délicieusement boisé de la contrebasse, il procure une épaisseur voluptueuse, un relief saisissant aux compositions originales des deux leaders. Maître tambours, Christophe Marguet les trempe dans le swing ; lyrique et inspiré au ténor, Daniel Erdmann leur donne un moelleux incomparable. “Pronto!” nous enthousiasme déjà.
Né à Chicago en 1987, Marquis Hill affirme sa différence par sa musique qui mêle, brasse et intègre néo-soul, house, funk et hip-hop au sein d’un jazz moderne aux racines évidentes. Lauréat en novembre 2014 de la prestigieuse Thelonious Monk International Jazz Competition, le trompettiste reste pourtant méconnu. “The Way We Play” (Concord Jazz) est le seul de ses disques qui a été distribué en France. “New Gospel Revisited” qui paraît aujourd’hui sur Edition Records (distribution U.V.M.) devrait le sortir de l’ombre. Il y reprend en public et avec d’autres musiciens les thèmes de “Gospel Revisited” un album de 2011, son premier. Le batteur Kendrick Scott, le saxophoniste Walter Smith III et le bassiste Harish Raghavan nous sont familiers. Ce dernier est aussi celui d’Ambrose Akinmusire, un trompettiste dont le jazz se nourrit également des musiques urbaines qui l’environnent. Joel Ross l’une des étoiles montantes du vibraphone et l’excellent pianiste James Francies complètent une formation qui expérimente, ouvre de nouvelles perspectives mélodiques et rythmiques au jazz afro-américain. De courts intervalles musicaux dans lesquels les musiciens s’expriment tour à tour en solo encadrent les six morceaux originaux du disque initial. Porté par une section rythmique inventive, souple et ouverte à des métriques irrégulières, le trompettiste cisèle les notes chaudes et colorées d’une musique ambitieuse.
Bientôt 32 ans d’existence pour Kartet, mais seulement huit albums avec “Silky Way” que sort aujourd’hui le label PeeWee! La formation a changé plusieurs fois de batteur depuis “Hask”, son premier opus en 1991. Le nouveau, Samuel Ber, met en valeur peau, bois, métal des tambours et des cymbales qu’il frotte, caresse et martèle. Comme celles de Guillaume Orti (saxophones alto et soprano), Benoît Delbecq (piano) et Hubert Dupont (contrebasse) ses propres compositions contribuent à un répertoire d’une homogénéité et d’une fluidité étonnante, fruit de l’émulation créatrice de quatre complices faisant naître une musique envoûtante dont les angles, les arêtes vives sont soigneusement poncés. Bien qu’abstraits et sans mélodies apparentes, les dix morceaux de l’album, malgré les apparences, restent secrètement mélodieux. On visionne mentalement des paysages oniriques et colorés au sein desquels les timbres et les couleurs ont une grande importance. L’air vibre et devient sons par la magie de quatre créateurs ici particulièrement inspirés.
Comprenant douze morceaux parmi lesquels huit compositions originales, “Hope” (Fresh Sound New Talent / Socadisc) est le sixième album de Yaniv Taubenhouse. J’ai découvert son beau piano au Sunside en octobre 2015. Il venait de publier “Moments in Trio Vol. One”, premier disque d’une trilogie pour Fresh Sound New Talent avec Rick Rosato (contrebasse) et Jerad Lippi (batterie), et j’avais été séduit par ses harmonies lumineuses, ses notes bien choisies, une recherche de la beauté qu’un doigt de mélancolie rendait très attachante. Lorsque “Hope” a été enregistré en solo fin février 2020 en Arkansas, un virus menaçant et mortel commençait à se répandre. Cet opus n’a pourtant rien de sombre. Tel un baume contre la peur, ses mélodies sont même d’une douceur apaisante. Précédemment enregistrés en trio, Conversation et Prelude of the Ozarks séduisent par leur lyrisme. Le pianiste dispose d’une large palette de couleurs et fait souvent entendre de délicieux tapis de notes. Les trois mouvements d’une suite sont disséminés dans l’album, chacun d’eux en relation directe avec les deux autres tant sur le plan harmonique que mélodique. Quatre standards complètent ce programme. Parmi eux, It’s Alright With Me de Cole Porter et We See de Thelonious Monk, deux musiciens dont Yaniv Taubenhouse reprend souvent les thèmes. Prenez le temps d’écouter ce disque solaire et laissez-vous envelopper par ce piano délicat qui sait si bien raconter des histoires.
Avec l’Orchestre National de Jazz qu’il dirigea entre 2005 et 2008, Franck Tortiller consacra un album à Led Zeppelin, “Close to Heaven”, un disque dont le batteur, Patrice Héral, est présent dans ce “Back to Heaven” (Label MCO , distribution Socadisc / Believe) que l’Orchestre Franck Tortiller publie aujourd’hui. Led Zep n’était pas mon groupe de rock préféré, mais ses premiers albums, son énergie et la guitare sous tension de Jimmy Page forçaient l’admiration. Confié à Matthieu Vial-Collet qui assure également la partie vocale du superbe Going to California, cette dernière tient donc une place importante dans cette formation de dix personnes comprenant quatre souffleurs – un trompette, un trombone et deux saxophonistes, l’équipe de jeunes musiciens réunit autour du vibraphone de Tortiller incluant deux femmes, Olga Amelchenko et Gabrielle Rachel. Une guitare étrangement absente dans le disque enregistré par l’ONJ et qui, mise ici en valeur, donne un aspect plus rock à une musique jouée toutefois par des jazzmen. Également dans “Close to Heaven”, Dazed and Confused en témoigne. La basse est électrique, les cuivres sonnent avec une toute autre puissance, mais la guitare qui partage certains chorus avec le vibraphone et des saxophones incandescents, fait aussi la différence.