Le dimanche, mes coups de cœur
jazzistiques (élargis à des films, des livres, des pièces de théâtre…). Rencontres, visions surprenantes, scènes de la vie parisienne à vous faire partager... Suivez le blogueur de
Choc…
LUNDI 8 décembre
Une fois par mois, Antoine Hervé occupe la scène de l’auditorium de Saint-Germain-des-Prés pour nous
conter une belle histoire. Consacrée à Thelonious Monk (en résistant sur la pochette d’“Underground“, son dernier enregistrement Columbia), sa « leçon de Jazz » de décembre fut
riche en anecdotes. Musicien génial et fantasque, le pianiste ne faisait rien comme les autres. Il laisse environ quatre-vingts compositions et de nombreux enregistrements. Oncle Antoine raconte
Monk, insiste sur le danseur qui tourne autour de son piano ou sur lui-même, et explique sa musique, des thèmes très simples, mais construits avec des notes savamment décalées, des dissonances
calculées, des intervalles chromatiques (Monk’s Dream), des notes ou des accords « klaxons » assemblés pour leur sonorité. Monk passait des heures devant son piano à les chercher et à les faire sonner. Certains thèmes
sont de simples accompagnements (Evidence). D’autres possèdent des mélodies inoubliables (‘Round Midnight, Ruby, My Dear). Antoine nous explique la complexité rythmique
des compositions monkiennes (Straight no Chaser et sa double structure rythmique). Il donne de nombreux exemples et joue le répertoire de Monk, les morceaux déjà cités, mais aussi le
très virtuose Trinkle Tinkle et le dissonant Little Rootie Tootie, sans oublier Think of One dans lequel Antoine introduit malicieusement le fameux thème de La
Panthère Rose composé par Henri Mancini.
MARDI 9 décembre
Soirée Paris Jazz Club (1 entrée = 4 clubs) rue des Lombards autour des artistes du label Cristal. Lenny
Popkin et Gilles Naturel occupent en premier la scène du Sunside. Les notes tendres et légères du saxophone envahissent l’espace comme des spirales de fumée bleue.
Lenny Popkin joue dans l’aigu du ténor. Son instrument sonne comme un alto, instrument qu’il a longtemps pratiqué, fasciné par le bop de Charlie Parker. Sa
version de Cherokee témoigne de la parfaite connaissance de son vocabulaire, mais Popkin remplace
l’urgence par le lyrisme, joue cool, son approche harmonique des standards n’en restant pas
moins audacieuse. La belle et solide contrebasse de Gilles Naturel assure un tempo immuable et respectueux. Psaume 22, une de ses compositions, mériterait d’être jouée
plus souvent. Dommage que les deux hommes communiquent si peu avec le public.
Mélanie De Biasio termine brillamment la soirée en nous faisant replonger dans les ballades planantes et évanescentes de son premier album. Les
tempos sont toutefois plus variés, les rythmes plus enlevés. Pascal Mohy mêle discrètement les
notes de son piano à celles du clavinet de Pascal Paulus qui apporte d’extraordinaires sonorités
électriques à la musique. My Man’s Gone Now de Gershwin devient ainsi une féerie presque orientale, impression renforcée par la flûte de Mélanie branchée sur une chambre d’écho.
Associée à la contrebasse d’Axel Gilain, la batterie de Dré Pallemaerts donne du tonus à la musique. Dré sent les rythmes avant de les jouer. Il offre de
l’assise aux morceaux, fait décoller les improvisations. La voix chaude et sensuelle de Mélanie greffe des mélodies sur cette musique très travaillée. Son charme perdure et
fascine.
MERCREDI 10 décembre
Entre la fin des années 60 et le début des années 80, Roger Corman produisit et distribua plus de
trois cents films parmi lesquels “Cris et Chuchotements“ d’Ingmar Bergman et “Amarcord“ de Federico Fellini qu’il fit connaître à l’Amérique. Il réalisa
également une cinquantaine de série B, des longs-métrages de science-fiction, de gangsters (“Machine Gun Kelly“), se faisant connaître en Europe par ses films fantastiques (“La petite boutique
des horreurs“) et ses adaptations d’Edgar Poe. On trouve actuellement sur les quais ou chez les Disc King, chaîne de magasins proposant des CD et des DVD neufs à prix cassés, un
film jamais distribué en France dont Corman était particulièrement fier, son préféré avec “The Trip“ et “Le masque de la mort rouge“. Réalisé en 1962, “The Intruder“ (BACH films) s‘attaque à un
sujet brûlant, les lois d’intégrations qui autorisent les noirs à étudier dans les écoles blanches. Corman n’a qu’un petit budget. Il le réalise en noir et blanc et engage des acteurs inconnus
dont la carrière se limitera à des séries télévisées. William Shatner crève l’écran. Il incarne Adam Cramer, membre d’une organisation raciste blanche. De passage dans une petite
ville du Sud, il monte ses habitants contre les noirs « ces nègres qui bientôt obtiendront le droit de vote, pourront briguer la mairie, devenir policiers, et gouverneront l’Etat ». Manifeste
contre le racisme et le Klu Klux Klan, il suscita haine et indignation lorsqu’il sortit sur les écrans d’une Amérique encore profondément raciste. On mesure le chemin parcouru avec l’élection
d’Obama. Une perle noire à ne pas manquer.
JEUDI 11 décembre
Dîner dans une brasserie parisienne avec Mimi Perrin, sa fille Isabelle et quelques
membres de la commission vocale de l’Académie du Jazz que Mimi préside depuis plusieurs années. Une tradition. Les débats et les votes se passent chez cette dernière, un appartement qu’elle
occupe avec ses chats. Pour ceux qui l’ignorent, Mimi Perrin (sur la pochette, la seconde à partir de la gauche)
fonda les fameux Double Six en 1959. Parrainé par Quincy Jones, ce groupe vocal, le meilleur de l’histoire du jazz, acquit une réputation internationale, séduisit Dizzy Gillespie et se hissa à
la première place des référendums de la revue Down Beat entre 1962 et 1966. Ayant mis fin à sa carrière de chanteuse pour des raisons de santé, Mimi se fit un nom dans l’édition. Sa connaissance
de la langue anglaise lui permit de traduire en français de nombreux ouvrages. Citons l’autobiographie de Dizzy et le livre de souvenirs de Ross Russell sur Charlie
Parker. Mimi et sa fille Isabelle ont également traduit l’autobiographie de Quincy Jones et tous les romans de John Le Carré depuis “La Maison Russie“.
Leur préféré : “La Constance du jardinier“. Le film de Fernando Meirelles avec Ralph Fiennes est également très réussi. Kothbiro son magnifique
générique fin a été repris par Kenny Werner dans “Lawn Chair Society“ (Blue Note).
SAMEDI 13 décembre
Ahmad Jamal Salle Pleyel. On ne change pas une équipe gagnante et le pianiste de Pittsburgh aurait du mal à trouver
d’autres musiciens aussi rôdés à sa musique que James Cammack à la contrebasse, James Johnson à la batterie et Manolo Badrena aux percussions.
Jamal exige beaucoup et sa section rythmique doit être capable d’anticiper ses moindres désirs. Pas question de faire bouger un tempo, de rater l’enchaînement d’une cadence. Tous savent
exactement quelle est leur place dans cette alchimie sonore qui ne laisse pas grand-chose au hasard. Au programme : quelques standards dont le fameux Poinciana et des compositions
personnelles disséminées dans “It’s Magic“ et “After Fajr“, ses derniers disques. Ahmad improvise, mais dans le cadre d’une musique aussi préparée qu’un moteur de formule 1 la veille d’un grand
prix. Il développe depuis quelques années un jeu orchestral, attaque ses notes avec vigueur, leur donne du poids, de l’épaisseur, son quartette sonnant comme un petit big band. Il aime les feux
d’artifice de trilles, d’arpèges, les notes perlées qu’il caresse dans les aigus du clavier, mais peut très bien s’arrêter de jouer au milieu d’une phrase. Ses musiciens rythment ses silences et
maintiennent une tension permanente.
Il est 21 heures 30 lorsque le concert d’Ahmal se
termine. Donald Brown joue au Sunside. Le pianiste aime les jam-sessions, les rencontres improvisées. S’il peaufine ses compositions en studio, se produire en club est pour lui
récréation, terrain de jeu ludique. Contrairement à Ahmad Jamal, on ne sait jamais ce qu’il va inventer, quelles notes il va jouer. Donald se fait plaisir. Ses musiciens aussi.
Stéphane Belmondo au bugle et Jérôme Bardes à la guitare se partagent avec lui les chorus. Darryl Hall à la contrebasse et Leon
Parker à la batterie leur fournissent les rythmes solides sur lesquels s’appuyer. Les standards qu’ils reprennent sont trempés dans les notes bleues et les accords du blues. Le swing
cimente leur discours fiévreux. Ils ne jouent pas souvent ensemble, ont trouvé leurs marques, et sont capables d’occuper la scène jusqu’au petit matin.
I Concentrate On You, Baltimore Oriole,
Falling in Love with Love, How Deep is the Ocean, Dat Dere, au Duc des Lombards les standards se succèdent, magnifiés par la voix d’une grande chanteuse de jazz.
Sheila Jordan fête son quatre-vingtième anniversaire. Comme Helen Merrill, Blossom Dearie et Norma Winstone, elle a apporté au
jazz un timbre particulier, une technique de chant qui lui est propre. Sa voix un peu voilée, feutrée, expressive, s’accorde bien avec les cordes d’une contrebasse. Celle de Thomas
Bramerie la sert avec respect. Au piano Franck Avitabile ; à la batterie Aldo Romano. La flûte de Nicolas Stilo les rejoint et dessine
d’élégantes arabesques sonores. La nuit ne fait que commencer.
Photos ©Pierre de Chocqueuse