Un dimanche sur deux, retrouvez les coups de cœur du blogueur de Choc. Concerts, disques, films, livres,
pièces de théâtre, rencontres, événements et scènes de la vie parisienne à vous faire partager... Suivez le blogueur de Choc…
VENDREDI 26 décembre
Récemment réédité par ECM en pochette cartonnée, “The Call“ de Charles Lloyd me touche. Comme Stan Getz, Lloyd joue des mélodies très simples et y met tant de lyrisme qu’il émeut. Souhaitant atteindre la conscience des gens, les “éveiller“, il choisit ses
standards pour leur pouvoir émotionnel, mais compose aussi quantité de thèmes mélodieux et les enregistre souvent plusieurs fois. Nocturne l’ouverture de “The Call“ apparaît dans “Lift
Every Voice“ et Figure In Blue est repris dans “The Water is Wide“. Publié en 2000, ce disque rencontra un beau succès. Brad Mehldau y tient magnifiquement le piano et
Lloyd joue en état de grâce. Keith Jarrett et Michel Petrucciani firent un bout de chemin avec lui, preuve d’un goût très sûr quant au choix de ses pianistes.
Comme dans “Voice in the Night“ enregistré sans piano mais avec John Abercrombie à la guitare, le saxophoniste retrouve son vieux complice Billy Higgins qui
assure un cha-bada limpide et régulier sur la cymbale de rythme. Quatre mois avant le décès de ce dernier, ils enregistreront ensemble une musique profondément ancrée dans les traditions africaines et les
musiques du monde. “The Water is Wide“ débute par une version inoubliable de Georgia et se poursuit par le titre éponyme de l’album, un traditionnel qui met les larmes aux yeux. Le saxophoniste exprime encore plus ses sentiments dans “Lift
Every Voice“, recueil de mélodies mémorables, de gospels à couper le souffle. Amazing Grace, Deep River, Wayfaring Stranger, Go Down Moses, You are so
Beautiful, on frissonne à l’écoute de cette musique intensément spirituelle. Hymn to the Mother s’étale comme les vagues de cet océan Pacifique qu’il contemple depuis sa résidence
californienne de Big Sur. Construit sur des modes, le morceau se développe comme un raga et dure un bon quart d’heure. A la guitare, Abercrombie joue des micro-intervalles et adopte la sonorité
d’un sitar. Lloyd fait appel à Billy Hart pour rythmer ce double album. Son jeu de cymbale est aussi précis que celui de Higgins, mais sa frappe plus lourde donne de l‘épaisseur aux compositions, les muscle davantage. Hart
est également le batteur de “The Call“ et du magnifique et presque introuvable “Canto“ (l’indispensable Vladimir l’importe en quantité restreinte à la Fnac Montparnasse) qui
mérite d’être redécouvert. Bobo Stenson au piano et Anders Jormin complètent le quartette du saxophoniste qui souffle des vagues de notes colorées et tendres
ressemblant à des prières. Les longues plages de ces deux albums gravés en 1993 et 1996 reflètent un véritable travail de groupe, une approche réellement collective de la musique. Stenson éblouit
par un jeu modal raffiné. L’influence de John Coltrane se discerne dans The Blessing, Song, Tales of Rumi et Canto, mais Lloyd est un Coltrane
apaisé qui console par la douceur de sa musique. Brother On the Rooftop, la dernière plage de “The Call“, possède un aspect plus âpre. Lloyd tord davantage ses notes et tisse un climat
passionnel exacerbé. Il me manque plusieurs de ses disques. Puisse 2009 m’en amener quelques-uns.
LUNDI 29 décembre
René Urtreger au Duc des Lombards, mon dernier concert de l’année. Je retrouve avec plaisir un grand monsieur du Jazz qui joue le bop qu’il affectionne et défend depuis
toujours. Beaucoup d’Anglais dans la salle. Parlant mal leur langue, René ne sait trop quoi leur dire. Il a envie de les remercier, de leur serrer la main, mais se sent comme un crabe mutilé de
ses pinces. René a déjà joué un set et cette « deuxième mi-temps » se déroule on ne peut mieux. Les chorus s’enchaînent, fluides malgré les difficultés techniques que posent les thèmes (Love
for Sale de Cole Porter, Half Nelson et So What de Miles Davis, CTA de Jimmy Heath) des standards que les
boppers affectionnent. Les musiciens les jouent autrement, en modernisent le vocabulaire. A la contrebasse, Yves Torchinsky commente, prend des initiatives harmoniques.
Eric Dervieu préserve un précieux cha-bada et rythme subtilement la musique. La trompette de Nicolas Folmer époustoufle. Chet Baker ressuscite
dans les ballades, mais l’on entend Dizzy Gillespie et Clifford Brown lorsque le tempo se fait rapide et que les notes sculptées par les lèvres gardent intact leur pouvoir mélodique.
La flûte d’Hervé Meschinet semble séduite par Roland Kirk. L’air entre dans l’instrument et se change en notes aux couleurs apaisantes. A l’alto, il souffle des
aigus suaves, des accords généreux, ceux de Body and Soul son morceau. En grande forme, René multiplie les hommages, à Charlie Parker, à Bud Powell
(Un Poco Loco joué en trio dans le registre grave du clavier) et même à Count Basie, un moment fort et poétique. La contrebasse ronronne comme un gros chat heureux, la
batterie mène la danse, le piano de René chante de petites notes joyeuses et tendres. Les doigts agiles effleurent les touches. Gorgées de swing et de lyrisme, ses voicings rivalisent d’élégance.
Sa musique a du cœur. Lui aussi. Chapeau René !
MARDI 30 décembre
“L’Esprit de la Ruche“ (“El espiritu de la colmena“), l’un des plus beaux films du cinéma espagnol existe enfin en DVD (Carlotta). Victor Erice
le tourne avec un très petit budget en 1973, deux ans avant la mort de Franco. Erice pratique l’ellipse et minimise les dialogues. Les bruits et les sons suggèrent les images qu’il ne montre pas.
Agacée, la censure envisage de l’interdire pour « obscurantisme illogique », mais persuadée de son insuccès en autorise finalement la sortie. Présenté au festival de Saint-Sébastien, il remporte
la Coquille d’Or, sa plus haute récompense. L’histoire se passe en 1940, peu de temps après la guerre civile. Un cinéma ambulant projette le “Frankenstein“ de James Whale (1931)
dans la salle des fêtes d’un petit village de Castille. Une petite fille Ana (Ana Torrent qui deviendra l’héroïne de “Cría Cuervos“ de Carlos Saura) visionne le
film pour la première fois avec les gens du village. Caméra à la main, Luis Cuadrado le directeur de la photographie filme ses réactions, le regard qu’elle pose sur le monstre et
la mort qu’elle découvre. On assiste à la naissance d’une conscience par les images traumatiques d’un film. Ana ne joue pas. Vivant intensément son rôle, elle imagine ce qu’on lui cache et croit à ce qu’elle voit, à la réalité du monstre.
Interviewé dans les suppléments, Victor Erice raconte qu’apercevant l’acteur grimé qui doit jouer la créature, Ana se réfugie dans les bras d’un adulte et se met à pleurer. La
mort, Ana la découvre également dans les propos que son père lui tient sur certains champignons vénéneux « Il n’y a aucun remède pour celui qui y goûte. Il meurt sans tarder. » Erice filme
toujours frontalement. Il aime la symétrie des rails, des pièces en enfilade, les plans fixes qui offrent de l’espace et des lignes de fuite aux acteurs. L’intérieur du cadre fait l’objet d’un
soin particulier. On rentre dans des tableaux de Vermeer et de Zurbarán. Dans “La vie des abeilles“, Maurice Maeterlinck écrit « esprit de la
ruche » pour évoquer les abeilles obéissant à leur reine. Dans le film d’Erice, la ruche est aussi la vieille demeure dans laquelle se déroule la vie des personnages. Les vitres y sont en nid
d’abeille. L’image a la couleur du miel.
VENDREDI 2 janvier
Picasso et les maîtres au Grand Palais : on s’y bouscule dans la journée. Les nocturnes restent accessibles pour ceux qui n’ont pas réservé. Une demi-heure d’attente dans le
froid pour se procurer un billet et contempler les quelques 210 œuvres exposées reste supportable. Si les toiles réunies sont exceptionnelles, l’accrochage choque l’œil. Volontairement.
Placer côte à côte Les demoiselles des bords de la Seine peint par Courbet en 1857 et le même tableau revu par Picasso en 1950 trouble le regard. Ils ne
vont pas ensemble. Paradoxalement, l’intérêt de cette exposition réside dans ces contrastes parfois violents entre des peintures de styles et d’époques différentes. Dès son plus jeune âge,
Picasso peint comme un adulte. Ses premiers portraits impressionnent. Réalisé à l’âge de 18 ans, son Portrait de face de Carles Casagemas éblouit et sa Buveuse
d’absinthe de 1901 est déjà un chef-d’oeuvre. Après ses peintures noires influencées par Goya, Greco et Vélasquez, débute la période bleue.
On contemple avec ravissement son Portrait de Benet Soler de 1903. Mais très vite sa peinture se transforme. Il peint une Fernande à la mantille noire de toute beauté et aborde
le cubisme – Portrait d’Ambroise Vollard, Homme à la guitare - , pour revenir à une peinture plus conventionnelle au début des années 20 – Grande baigneuse (1921),
Olga (1923), un des plus beaux Picasso de cette exposition. Son Nu au Fauteuil Rouge (1929) est un nouveau combat contre les formes. « La peinture est plus forte que moi, elle
me fait faire ce qu’elle veut. » Picasso détourne, transpose, dénature, pastiche avec humour les peintres qu’il admire et qui guident son travail : « Je peins contre les tableaux
qui comptent pour moi, mais aussi avec ce qui leur manque. » Les maîtres de Picasso se suffisent à eux-mêmes. Face à lui d’extraordinaires peintures du Greco
(Saint Martin et le Mendiant, Saint Jérôme en cardinal), de Goya (La comtesse del Carpio, La Maja Desnuda) et de Vélasquez
(Portrait du nain Sebastian de Morra). Les maîtres, ce sont aussi Manet (Matador saluant, Olympia), Gauguin (Portrait à la
palette), Renoir, Cézanne (La baigneuse aux bras écartés), mais aussi Delacroix, Ingres (Odalisque en grisaille),
Chardin (Le Gobelet d’argent), Cranach (Portrait de femme) et d’admirables tableaux de Francisco De Zurbarán parmi lesquels
son célèbre Agnus Dei, prêté par le musée du Prado. Toutes ces toiles sont visibles jusqu’au 2 février. On se précipitera. (http://rmn.fr/)
Photos©Pierre de Chocqueuse. La photo d'Ana Torrent est une image du
film.