Surprise: les photos de Jean-Marc Lubrano qui illustrent cet album d’Ahmad Jamal sont celles d’un reportage réalisé pour Jazzman en 2008. Le pianiste n’aime pas trop les studios d’enregistrement, ne s’y rend que lorsqu’il a quelque chose à dire, de nouvelles musiques à proposer. Ce disque, le pianiste de Pittsburgh ne l’a pas non plus enregistré en France, mais à New York, dans un studio de Brooklyn. Kenny Washington son nouveau batteur ne change pas sa musique, mais lui apporte une fluidité plus grande. La contrebasse ronde et puissante du fidèle James Cammack reste toujours la colonne vertébrale de l’orchestre et les percussions de Manolo Badrena s’intègrent parfaitement à une musique toujours en mouvement et à la mise en place quasi millimétrée exigée par Jamal. Ce dernier reste une voix à part, un styliste dont les compositions facilement reconnaissables donnent faussement l’impression de se ressembler. Jamal les charpente souvent de la même manière, imbriquant les unes dans les autres les différentes parties qu’elles contiennent. Paris After Dark qui ouvre l’album ressemble d’ailleurs à une suite. Le pianiste y mêle plusieurs séquences rythmiques, fait alterner les moments de tension et de détente afin d’intensifier sa dynamique. Si ses arrangements privilégient souvent le rythme (Paris After Dark, Flight to Russia ou la version très enlevée du classique de Randy Weston Hi Fly que contient l’album), Jamal n’en reste pas moins un grand mélodiste. The Blooming Flower déborde de lyrisme. The Love Is Lost repose sur un thème d’une grande fraîcheur. Longuement introduit par un piano modal, Poetry ruisselle de couleurs. Dans cette pièce, batterie et percussions ne marquent pas le tempo, mais suggèrent, se font voix mélodiques. Toujours et partout, Ahmad Jamal fait chanter les silences qu’il place entre ses notes. Il peut en jouer beaucoup, phraser en accords ou placer des guirlandes de trilles décoratives, il parvient toujours à les faire respirer. La musique classique américaine (il n’aime pas l’appeler jazz) qu’il compose pour son « petit grand ensemble » possède une réelle dimension orchestrale. Neuf des onze morceaux réunis ici sont de sa plume. Riche en rebonds jamaliens, Tranquility fut précédemment enregistré par le pianiste qui nous offrit en 1966 une version également différente de I Hear a Rhapsody, l’autre standard d’un album incontournable de sa discographie.