Deux disques de Benoît Delbecq paraissent simultanément : “The Sixth Jump“, son premier album en trio et “Circles and Calligrams“, un enregistrement de piano solo. Les deux opus ont des titres en commun (Ando, Le sixième saut). Leurs pochettes sont également semblables : même graphisme et typographie, un cercle inachevé sur fond bleu nuit pour “The Sixth Jump“, sur fond blanc pour “Circles and Calligrams“. Tous deux contiennent d’anciennes compositions de Benoît. Le même jour a déjà fait l’objet de trois enregistrements. Benoît Delbecq a fait la connaissance d’Emile Biayenda lors d’une tournée en Afrique en 1994. Il tient la batterie dans “Phonetics“ (2003) et ne joue pas comme un batteur de jazz. Originaire du Congo, le pays des pygmées Aka, il installe des métriques inhabituelles et tisse avec la contrebasse de Jean-Jacques Avenel des cycles polyrythmiques d’aspect mélodique, leurs rythmes se mêlant à des timbres très travaillés. Le piano préparé de Benoît peut se transformer en instrument de percussion, sonner comme un balaphon. Emile Biayenda utilise deux caisses claires, deux calebasses dont l’une remplie d’eau, et un shaker de poignet est fixé à la batte de sa grosse caisse. Tant sur le plan du rythme que de la couleur, la musique du trio, intuitive et souple, présente un aspect très africain. Dans Ando contrebasse et batterie font tourner un ostinato, le piano improvisant à la manière d’un ngoni, sorte de harpe à chevalet mandingue. Déjà présent dans “Pursuit“ (1999), Jean-Jacques Avenel se passionne pour cette musique traditionnelle. Dans Aka, il fait chanter des lignes de basses serrées comme les mailles d’un filet. Le piano préparé et les percussions donnent également un fort parfum mélodique à cette pièce fascinante. Introduit par la contrebasse mélodique d’Avenel, Letter to György L. reste ancré dans une approche européenne du jazz et Piano Page est un piano solo.
Ce qui nous ramène à“Circles and Calligrams“, un disque en solo élaboré en Italie près de Pérouse, et conçu comme un set de concert. « Environ la moitié des morceaux a été créée sur place. Je ne pouvais pas en six semaines produire un set entier de choses nouvelles. J’ai ainsi passé du temps à revoir d’anciennes compositions. » Benoît a bien sûr soigneusement préparé son instrument, placé dans certaines cordes divers morceaux de bois ou des gommes pour en modifier le timbre, obtenant ainsi des sons plus bas. Seules certaines cordes ont leur sonorité altérée. Les graves du piano rythment la musique comme des tambours. Les doigts peuvent se poser sur des touches préparées et faire entendre les lames de bois d’un balaphon ou assurer des chorus avec le son d’un piano. En réelle osmose avec son instrument, Benoît se tient aujourd’hui plus loin du clavier, joue avec davantage de souplesse, de puissance, et le Bösendorfer 225 qu’il utilise pour tous ses enregistrements parisiens y gagne en dynamique. Dans A Lack of Dreams, des groupes de notes jouées à des vitesses différentes semblent se poursuivre. Dans Fireflies (lucioles), deux cycles de lignes mélodiques de longueur inégale se superposent. Le pianiste reprend brièvement Flakes de Steve Lacy sans le développer. Alpha est également une ébauche, une idée musicale que Benoît a souhaité conserver. Ces deux pièces sont jouées sur un piano non préparé, de même que Meanwhile et Le sixième saut, des pages abstraites et oniriques qui s’intercalent entre des morceaux plus rythmés. John Cage, Luciano Berio, György Ligeti, mais aussi Mal Waldron et Thelonious Monk nourrissent son piano différent. Disque après disque et depuis plus de vingt ans, Benoît Delbecq invente un univers sonore, une musique envoûtante qui ne ressemble à aucune autre.