Jacques Bisceglia 1940-2013. In Memoriam.
Jean-Paul qui a la mauvaise habitude de s’emparer de mes textes avant que je ne les mette en ligne m‘a fait remarquer que les chanteuses sont particulièrement à l’honneur ce mois-ci. Je le concède. Celles que j’apprécie investissent ce mois-ci les clubs et les salles de concert. Ce qui n’est pas pour déplaire à Monsieur Michu. Déçu par la récente prestation au New Morning d’une Eliane Elias à la plastique moins sublime au naturel que sur ses photos de mode (comment peut-il en être autrement), ce dernier se cherche une nouvelle égérie. Susanna Bartilla, Lou Tavano, Youn Sun Nah et Champian Fulton titillent déjà son imagination, au grand dam de Madame Michu qui voit là simple caprice d’un vieux mari libidineux. Je n’en crois rien. L’homme a besoin d'inspiratrices. N’a-t-il pas choisi Minerve pour représenter l’intelligence ? Les neuf muses ne sont-elles pas des femmes ? J’aime penser que Dieu créa l’homme avant elles pour s’exercer à un chef-d’œuvre. Puissent de douces voix féminines nous aider à oublier cet hiver triste et froid qui nécessite tricot de flanelle et épais manteau de laine, mais aussi le parapluie, planeur à l’armature circulaire s’envolant comme un oiseau.
Mars est un mois capricieux livré au vent, à la pluie, au brouillard, au cheval transformé en bœuf gras pour la mi-carême. On se console auprès des femmes du mauvais temps qui s’éternise, de l’adversité qui nous enlève des amis chers. Après Pierre Lafargue le mois dernier, Jacques Bisceglia tire lui aussi sa révérence. Une longue maladie neurologique dégénérescente l’avait contraint à abandonner son poste de trésorier de l’Académie du Jazz. Je le connaissais depuis la fin des années 70. Le hasard d’une promenade dominicale m’avait conduit sur les quais de la Seine, quai de la Tournelle, où les parapets de pierre portent les boîtes vertes des bouquinistes. Jacques y avait les siennes. Il me vendit ce jour-là l’édition originale française de “L’Art Moderne” de Joost Swarte, un incontournable de la ligne claire. Car Jacques cumulait les passions. Le jazz dont il photographiait les musiciens depuis 1965, mais aussi les bandes dessinées, les romans policiers, de science-fiction et de fantastique. Co-auteur de “Trésors du roman policier” (Éditions de l’Amateur), collaborateur occasionnel de nombreux journaux dont Jazzman et Jazz Magazine, il avait été le maquettiste de la toute première série d’Actuel. Il écrivit des textes pour des pochettes de disques et, dans les années 60, s’occupa de la programmation du Jazzland, club de jazz de la rue Saint-Séverin. Outre celui des origines, Jacques appréciait le jazz déconstruit et utopique des années 70 qui croyait naïvement être libre. En 2009, déjà malade, il m’offrit son dernier livre, 45 ans de photos dans le monde merveilleux du jazz accompagnant des poèmes de Steve Dalachinsky (“Reaching into the Unknown 1964-2009”, RogueArt éditeur). Avec Jacques Bisceglia, le jazz perd un précieux témoin de son histoire. Cet édito lui est dédié.
QUELQUES CONCERTS QUI INTERPELLENT
-Paolo Fresu au New Morning le 5 avec son Devil Quartet qui vient de faire paraître “Desertico”, un disque moins réussi que “Stanley Music” précédent et premier opus de cette formation dont la création remonte à 2003. Avec lui Bebo Ferra un guitariste qui déménage, donne à la musique une sonorité plus rock, genre qui se mélange ici au jazz, le répertoire n’oubliant pas les ballades au sein desquelles excelle le trompettiste sarde, spécialiste des notes légères et transparentes. Paolino Dalla Porta à la contrebasse et Stefano Bagnoli à la batterie complètent le groupe.
-Après un premier album consacré à Johnny Mercer, la délicieuse chanteuse berlinoise Susanna Bartilla en publie un second sur Peggy Lee. Susanna l’a produit et le distribue elle-même, ses musiques étant également disponibles en téléchargement sur iTunes, CD-Baby et Amazon depuis le 5 février. Beaucoup mieux produit et plus réussi que le précédent, “I Love Lee” renferme de nombreuses perles dont une version inoubliable de Johnny Guitar, un des nombreux tubes de Peggy Lee, Norma Dolores Egstrom de son vrai nom, plus de mille morceaux en soixante ans de carrière. La voix sensuelle et solaire de Susanna s’accommode d’un fort vibrato qui envoûte et interpelle. On l’écoutera sur la scène du Sunside le 10 avec Alain Jean-Marie au piano, Sean Gourley à la guitare et Claude Mouton à la contrebasse. Tous jouent sur ce nouvel album. Le batteur en est Aldo Romano. Indisponible, Kenny Martin, un batteur berlinois que Susanna apprécie, le remplace.
-Grand technicien de la trompette, musicien doué et souvent inspiré, Nicholas Payton surprend par la variété de ses projets. Son meilleur disque reste pour moi “Into the Blue” enregistré en 2007 avec Kevin Hays au piano. “Bitches” son dernier disque dans lequel il assure tous les instruments relève davantage de la soul que du jazz. C’est en trio qu’il est attendu pour quatre concerts au Duc des Lombards le 13 et le 14. Avec lui Vincente Archer, le bassiste d’“Into the Blue”, et Corey Fonville à la batterie. Originaire de Virginie, ce dernier a joué avec Jacky Terrasson, Jeremy Pelt, Cyrus Chestnut et le groove pimente naturellement ses rythmes.
-C’est par l’écoute de “Meets Alexey Asantcheeff”, disque autoproduit qu’elle a fait paraître il y a quelques mois que j’ai découvert Lou Tavano, chanteuse à la voix séduisante dont la large tessiture réserve bien des surprises. On pourra en juger le 19 au Sunside. Elle y sera accompagnée par un sextette comprenant Alexey Asantcheeff au piano, Arno de Casanove à la trompette, Maxime Berton aux saxophones, Alexandre Perrot à la contrebasse et Tiss Rodriguez à la batterie. Grâce à son pianiste qui assure aussi les arrangements de l’album, Lou Tavano modernise et donne des lectures très originales des standards qu’elle reprend. Enregistrée live, sa version de I Loves You Porgy, en duo avec son pianiste, est très émouvante. Ce dernier joue un piano aux notes brillantes et colorées dont profite largement la musique.
-Après avoir improvisé autour des “Variations Goldberg de Bach, le pianiste Dan Tepfer sort un disque avec Ben Wendel, le saxophoniste de Kneebody. “Small Constructions” (Sunnyside) renferme une musique à la fois savante et fluide. Elle reflète le plaisir que les deux hommes éprouvent à jouer et à inventer ensemble, à échanger et à faire circuler des idées. Tous deux maîtrisent parfaitement leurs instruments, leur technique disparaissant derrière un discours musical ouvert et toujours surprenant. Ils seront au Sunside le 21 et le 22 pour nous présenter le contenu de leur album, des compositions originales, des pièces de Thelonious Monk et de Lennie Tristano (Line Up) et une version sensible et poétique de Darn that Dream.
-Jeff Hamilton en trio au Duc des Lombards du 21 au 23 avec Tamir Hendelman (piano) et Christophe Luty (contrebasse). Jeff a été le batteur de Lionel Hampton et de Monty Alexander. Il a accompagné Ella Fitzgerald avant de constituer avec le contrebassiste John Clayton le Clayton-Hamilton Jazz Orchestra qui a enregistré plusieurs albums avec Diana Krall. En trio, le batteur reste toutefois au service du principal instrument mélodique qui a charge d’exposer les thèmes et de les développer. On ira donc aussi écouter Jeff Hamilton pour le pianiste Tamir Hendelman avec lequel il travaille depuis l’an 2000 et qui est aussi l’un des principaux arrangeurs de son big band.
-Enrico Pieranunzi de retour à Roland Garros le 23 après un concert enthousiasmant donné dans la même salle il y a un an en mars 2012. Le maestro s’y était produit avec un nouveau trio comprenant Scott Colley (contrebasse) et Antonio Sanchez (batterie). A-t-il l’intention de poursuivre cette fructueuse collaboration avec eux ? On lui posera la question à l’occasion d’un concert pour lequel il a préféré faire appel à une section rythmique dont il aime s’entourer. Hein Van de Gein à la contrebasse et André Ceccarelli à la batterie conviennent tout à fait aux harmonies délicates et souvent surprenantes d’Enrico qui tel un prestidigitateur, sort de son piano des notes inattendues. Pianiste véloce, il se fait miel dans les ballades, effleure alors son clavier de son toucher sensible pour en poétiser les sons, en traduire les couleurs.
-Toujours le 23, le pianiste Rémi Toulon retrouve le Sunside avec un invité, le saxophoniste Stéphane Chausse. Avec son trio, Jean-Luc Arramy (contrebasse) et Vincent Frade (batterie), Rémi a remporté en juillet dernier le premier prix du concours d’orchestres organisé par le festival Jazz à Montauban. On attend une suite à “Novembre”, album de 2011 qui, sous l’égide d’un pianiste qui possède déjà son propre langage harmonique, réunit d’excellentes compositions originales et des adaptations très réussies de La Reine de Cœur (Francis Poulenc), Morning Mood (un extrait de Peer Gynt d’Edvard Grieg) et de La Bohème (Charles Aznavour).
-Youn Sun Nah au théâtre du Châtelet le 25 pour fêter la parution de “Lento”, son huitième disque. Bien que le jazz soit minoritaire dans son répertoire qui mêle des compositions originales, des morceaux traditionnels coréens et même des chansons pop, la chanteuse coréenne « made in France » fait la une ce mois-ci de Jazz Magazine / Jazzman. Elle séduit un large public grâce à une voix de soprano capable de descendre très bas dans le grave, une voix magnifique et puissante qui ruissèle d’émotion, ose et transporte aux pays des rêves. Avec elle pour ce concert, les musiciens de l’album : Ulf Wakenius aux guitares, Lars Danielsson à la contrebasse et au violoncelle, Vincent Peirani à l’accordéon et Xavier Desandre-Navarre aux percussions. Une soirée intimiste à ne surtout pas manquer.
-Pianiste et chanteuse new -yorkaise à découvrir toutes affaires cessantes au Sunside le 26, Champian Fulton n’oublie jamais de faire swinguer ses notes. Pour mon confrère et ami Jacques Aboucaya de Jazz Magazine / Jazzman, elle évoque Erroll Garner « par le phrasé et l'imperceptible décalage entre les deux mains, si souvent évoqué ». Quant à la voix, c’est du côté de Dinah Washington qu’il faut aller la chercher. Bud Powell, Sonny Clark, Sarah Vaughan comptent également parmi ses influences. Inconnue en France, âgée seulement de 27 ans, elle publie un quatrième album “Champian Sings and Swings” (Sharp Nine Records) sur lequel elle invite le saxophoniste Eric Alexander.
-Baptiste Herbin en quartette au Sunside le 30. Le saxophoniste est certes un habitué des clubs de jazz de la rue des Lombards. On l’a d’ailleurs entendu jouer des notes enflammées dans ce même Sunside le mois dernier au sein du New Blood Quartet d’Aldo Romano. Cela ne nous empêchera pas de l’écouter une fois encore, cette fois-ci avec le groupe qui l’accompagne dans son propre album, un premier disque dont la réussite reste imputable au piano de Pierre de Bethmann, à la contrebasse de Sylvain Romano et à la batterie d’André Ceccarelli. Ce dernier indisponible, c’est Rémi Vignolo qui fouettera ses cymbales et martèlera ses tambours pour le plaisir de tous.
-New Morning : www.newmorning.com
-Sunset-Sunside : www.sunset-sunside.com
-Duc des Lombards : www.ducdeslombards.com
-Théâtre du Châtelet : www.chatelet-theatre.com
Crédits Photos : Jacques Bisceglia, Paolo Fresu Devil Quartet, Enrico Pieranunzi, Rémi Toulon, Baptiste Herbin © Pierre de Chocqueuse – Susanna Bartilla © Matthieu Dortomb – Nicholas Payton © Michael Wilson – Lou Tavano © X / D.R. – Dan Tepfer & Ben Wendel © Vincent Soyez – Jeff Hamilton Trio © Mark LaMoreaux – Youn Sun Nah © Sung Yull Nah – Champian Fulton © Janice Yi