Seconde livraison, cinq disques qui méritent attention. Ils sont tous sortis cet automne. On peut s’étonner d’en trouver un d’Henri Salvador dans cette sélection, mais bien que dématérialisé (il n’est disponible qu’en téléchargement) le document est exceptionnel pour ceux qui aiment le jazz. Dernières chroniques de l’année 2012 à vous être proposées, elles précèdent mes Chocs de l’année, en ligne autour du 20 décembre. Un peu de patience. Tout vient à point qui sait attendre.
Michel BUTOR / Marc COPLAND : “Le long de la plage” (Vision Fugitive / H.M.)
Marc Copland aime la poésie. Le livret de “Poetic Motion” son plus beau disque en solo, abrite des extraits de poèmes de Jacques Prévert, Dylan Thomas, André Breton, E.E. Cummings et un poème entier de Bill Zavatsky auteur d’Elegy (For Bill Evans) reproduit au dos de la pochette de “You Must Believe in Spring”, disque testament du pianiste. Marc Copland vient d’enregistrer un disque avec Michel Butor qui apprécie depuis longtemps son piano. Cet album, Marc l’a soigneusement préparé, composant des musiques pour ces poèmes, pour les mettre en perspective. Ils ont enregistré côte à côte dans le même studio. Michel, 86 ans, récite ses textes d’une voix malicieuse ; Marc les colore de ses harmonies, de ses notes tintinnabulantes, sa musique romantique convenant parfaitement aux songes de Michel. Ils commencent doucement, très doucement, et nous font partager leurs rêves.
Jean-Pierre MAS : “LatinAlma”
(Out Note / Harmonia Mundi)
Jean-Pierre Mas a l’âme latine et sa musique mélancolique trouve ici des voix sensibles pour la chanter. Dans Partir o Seguir qui ouvre cet album profondément touchant, celle d’Elvita Delgado rencontre un piano économe qui trouve toujours les notes justes pour lui répondre. Le bandonéon de Juan José Mosalini ajoute du vague à l’âme à la musique, comme dans A la Sombra de la Luna (dédié à Yun Sun Nah) et Si te Vas, deux émouvantes réussites. L’autre chanteuse, Sheyla Costa, une brésilienne, nous fait pareillement tourner la tête. Pierre Barouh récite des poèmes de Cartola (Angenor de Oliveira) et de Vinicius de Moraes. Attentif, Jean-Pierre Mas accompagne, pose de tendres couleurs sur des musiques qu’il n’a pas toutes composées. Joués en solo, Aquellos Ojos Negros et Derrière le miroir témoigne de la richesse des paysages qu’il est capable d’évoquer au piano.
Henri SALVADOR : “Mes Inédits”
(Body & Soul)
Ne cherchez pas à vous procurer ce disque en magasin, il n’est disponible qu’en téléchargement. La plupart des plateformes de distribution le proposent. Normal, c’est un document unique que tout amateur de jazz se doit de posséder. Henri Salvador confirme le chanteur exceptionnel qu’il était dans un répertoire conciliant jazz et humour. Nous sommes en 1958, Daniel Filipacchi fait un tabac avec son émission “Pour ceux qui aiment le jazz” sur Europe n°1. Sur la même radio, il en présente une seconde “Jazzons un peu” et invite régulièrement Salvador à se joindre aux musiciens qui l’enregistrent en direct le mercredi : Raymond Fol (piano), Bibi Rovère (contrebasse) et Moustache (batterie) que visitent parfois Benny Vasseur (trombone) et Barney Wilen (sax ténor). Avec eux, Henri nage comme un poisson dans un aquarium. Dans une forme éblouissante, il chante Jacques Prévert, Boris Vian et Raymond Queneau (sur I May Be Wrong). “Atomic Basie” vient de paraître et, avec l’orchestre du Count dont le disque est joué simultanément, il improvise sur Li’l Darling (qu’il enregistrera cinq ans plus tard) et sur After Supper, morceau au cours duquel il s’amuse à dialoguer avec Eddie Lockjaw Davis au saxophone ténor. Ne manquez surtout pas son désopilant tour de force vocal dans Improvisation sur une contravention, (le contrevenant est Daniel Filipacchi) sur la musique d’Embraceable You de George Gershwin, ni son Improvisation sur un article de presse (Le Blues de la Pausa). Vous l’avez compris, ces joyeux inédits méritent votre attention.
Virginie TEYCHENÉ : “Bright and Sweet”
(Jazz Village / Harmonia Mundi)
Au-delà de la prouesse technique (le scat employé avec aisance), cette voix naturelle chante avec son cœur, son âme. Elle ne ment pas lorsqu’elle s’exprime avec des mots et du rythme, ou qu’elle nuance une mélodie pour la rendre sensible et plus présente. Dans son art, Virginie Teychené est une magicienne. L’amour de la musique l’embrase, lui donne le feu sacré. Après deux albums très réussis, elle change de label, publie un troisième disque qui bénéficie d’une meilleure distribution, d’une meilleure promotion. Le répertoire est essentiellement un florilège de standards, hommages à des chanteurs (Eddie Jefferson, Jon Hendricks) aux chanteuses qu’elle apprécie (Billie Holiday, Betty Carter, Abbey Lincoln, Peggy Lee), mais aussi au Double Six, groupe vocal légendaire dont elle reprend l’arrangement de Rat Race. Le quartette qui l’accompagne la suit depuis longtemps. S’ajoute la trompette d’Eric Le Lann dans de splendides versions d’Angel Face et de Don’t Explain. Un must.
Denny ZEITLIN : “Wherever You Are”
(Sunnyside / Naïve)
Chaque année, Denny Zeitlin publie un album, le plus souvent un enregistrement public, un solo. “Wherever You Are” en est un, mais Zeitlin l’a conçu en studio et joue sur un bon piano ce qui n’est pas toujours le cas. Compositeur inspiré (Bill Evans aimait reprendre son Quiet Now), il privilégie ici des standards, un florilège de ballades qu’il admire depuis longtemps. Si certaines lui sont familières, il en reprend d’autres pour la première fois. Ses improvisations ne s’éloignent jamais des mélodies qu’il respecte. Et pourtant, il les transforme, en propose des versions modernes, fait preuve d’une imagination intarissable dans des relectures sensibles et lyriques de Good-Bye ou de Last Night When We Were Young pour ne citer que ces deux thèmes. “Wherever You Are” est un de ses meilleurs albums. Mis en vente sans battage médiatique, il risque hélas sans votre coup de pouce de passer inaperçu.
Photo Marc Copland & Michel Butor © Pierre de Chocqueuse