Depuis 24 ans le festival Jazz en Tête fait le bonheur d’un public qui souhaite écouter du jazz dans un festival de jazz. La salle de la Maison de la Culture de Clermont-Ferrand dans laquelle se déroulent les concerts comprend une vaste scène abondamment éclairée. On peut y faire de superbes photos - demandez à Philippe Etheldrède : avec son Instamatic Kodak équipé d’un flash cube, il en réussit de très bonnes - ou traîner backstage dans les loges mises à la disposition des invités. Entrouvrant la porte de l’une d’elles, je suis surpris par les ronflements qui en sortent. Un repaire de marmottes en pleine hibernation ? Non, tout simplement Jean-Paul, Jacques des Lombards et Bajoues Profondes qui sommeillent. Musiciens et journalistes occupent d’autres loges, fraternisent. L'infatigable Denis Maillet trouve des solutions à tout. L’attachée de presse Sybille Soulier chouchoute ses journalistes. Dodo, une jeunette, court partout. Malia fait provision d’eau minérale avant de monter sur scène. Le photographe Michel Vasset immortalise en noir et blanc. Maître d’œuvre du festival, son directeur artistique Xavier “big ears” Felgeyrolles a fort à faire. Il faut gérer l’imprévu, les problèmes inattendus. L’avion qui conduit Vijay Iyer et ses musiciens d’Istanbul à Clermont a pris trop de retard pour qu’un soundcheck soit possible. Ils n’arriveront que tardivement. Charles Lloyd accepta d’assurer la première partie, de donner un concert plus long afin que le public n’ait pas à attendre. Apprécié des musiciens et des journalistes, le festival fidélise un public enthousiaste. Malgré leur arthrite galopante, Monsieur et Madame Michu font chaque année le voyage. Ils savent qu’ils vont y entendre du jazz, une musique qu’ils ont appris à connaître et à aimer, une musique qui malgré sa grande diversité repose sur des règles, un vocabulaire qui lui appartient en propre. Xavier Felgeyrolles a conçu Jazz en Tête « comme une plongée annuelle et profonde dans le jazz de chez jazz », un jazz que Xavier associe étroitement au swing « triomphe de la vie sur la candeur lénifiante des sirops, l’ombre de cette petite chose que n’ont pas les autres musiques musicales, un antidote plus que centenaire à la poussière quotidienne. » Nicolas Caillot remplace aujourd'hui Daniel Desthomas à la tête de l’association Jazz en Tête. Son équipe a permis aux Michu d’applaudir les jazzmen qu’ils rêvaient écouter et d’en découvrir d‘autres, tout aussi talentueux. Après Ambrose Akinmusire, Walter Smith III et Robert Glasper qu’ils ont entendus pour la première fois à Clermont, la présence cette année de Gregory Porter, chanteur dont on va beaucoup parler et que je suis allé écouter au Duc des Lombards, les fait déjà bien saliver. Rester plus de deux jours m’étant impossible, Philippe Etheldrède m’a gentiment fait parvenir une photo criante de vérité de ce dernier. Quel talent ce Philippe ! Mais ils ont tous le jazz en tête !
MARDI 18 octobre
Jacky Terrasson reste un habitué de Jazz en Tête. Normal, il compte parmi les meilleurs pianistes de la planète jazz et parvient à mettre son énergie, son sens inné du rythme au service d’harmonies aux couleurs rutilantes. On attendait Justin Faulkner à la batterie. Corey Fonville le remplaça. Ce jeune virginien que l’on a entendu auprès de Joe Locke, Jeremy Pelt, Richie Cole et Cyrus Chestnut prend visiblement plaisir à jouer avec Burniss (avec deux s) Earl Travis, un spécialiste de la basse électrique. Il ne joua que de la contrebasse, le funk saupoudrant une musique chantante privilégiant l’harmonie, contrebasse et batterie se mettant au service d’un jazz plus mélodique que musclé, Jacky conservant la dynamique de son piano. Au cours d’une longue introduction en solo, il utilisa son instrument de manière percussive – cordes pincées, tirées, notes martelées – prélude à un Sister Cheryl (Tony Williams) époustouflant. Dans Smile, un des thèmes qu’il affectionne, il fit tourner un ostinato permettant au batteur de montrer son savoir faire. Il étala la richesse et la diversité de son piano dans les ballades - articulation parfaite, toucher limpide, notes effleurées, caressées, art maîtrisé de la nuance - , cette première partie de concert s’achevant sur une version vitaminée de Caravan, Jacky aimant reprendre des standards pour les moderniser. Malia rejoignit le trio sur scène pour la suite du programme. Originaire du Malawi, elle s’elle fait connaître par des enregistrements qui relèvent de la soul music et met aujourd’hui sa voix grave et sensuelle au service du jazz. Sa légère raucité fait merveille dans les ballades qu’elle interprète avec feeling, How Long Has This Been Going Home ? de Gershwin, Then You’ve Never Been Blue que popularisèrent Judy Garland et Ella Fitzgerald. Jacky trempe ses notes dans le blues, en joue peu, mais les place toujours aux bons endroits pour servir de tremplin à la voix, optimiser le chant. Malia aime Billie Holiday et Nina Simone, chante My Baby Just Cares for Me et Don’t Explain. Une version enlevée et funky de Workin’, le tube de Nat Adderley, s’enrichit d’un solo de contrebasse énergique. Malia peut poser sa voix en toute confiance. Un trio merveilleux l’accompagne.
MERCREDI 19 octobre
Charles Lloyd : le mouvement de vigne de son saxophone s’enroulant autour des mélodies que lui dicte son imaginaire me reste en mémoire. S’il souffle des ragas de petit matin, son mysticisme passe aussi par des moments intenses. Il peut tordre le cou à ses notes comme s’il désespérait de leur imperfection. Son chant autorise tous les possibles : cris de rage, de douleur qu’apaise une immense tendresse. Charles laisse beaucoup de place à ses musiciens. Jason Moran son pianiste cultive les dissonances, joue un piano abstrait mais sait aussi rester à l’écoute de l’autre, se montrer lyrique, ses phrases ouvertes accueillant les tourbillons de notes spiralées que Lloyd place entre deux prières. Ce dernier dispose d’une des meilleurs rythmiques du moment. A la contrebasse, Reuben Rogers assure un contrepoint mélodique aux solistes, guide leurs échanges sans jamais rechercher l’exhibition. Une réelle complicité existe entre lui et Eric Harland. Tous deux s’accordent à varier les tempos, à tisser une grande variété de rythmes pour enrichir le flux sonore. Styliste de l'instrument, le batteur pratique un drumming foisonnant, une polyrythmie savante et souple qui loin de fermer la musique lui ouvre des perspectives, l’engage sur des sentiers qui bifurquent. Superbe version de Go Down Moses dans laquelle Lloyd porte haut un chant profondément spirituel et met son âme à nu.
La musique de Vijay Iyer est certes plus difficile à saisir. Lui aussi possède une section rythmique d’exception. Elle lui permet de prendre des risques, de développer un jeu constamment inventif. Vijay utilise des modes indiens, les rythmes carnatiques de l’Inde du Sud, joue un piano souvent percussif. Ses répétitions de notes hypnotisent. Le pianiste reste pourtant profondément lyrique. Influencée par Thelonious Monk, Cecil Taylor et Andrew Hill, sa musique l’est aussi par Duke Ellington et se situe dans la tradition du jazz. Son répertoire comprend de nombreux standards qu’il traite de manière personnelle. Clusters, dissonances, intervalles inhabituels, les notes s’échappent de son piano comme un torrent furieux. Contrebasse et batterie installent une tension constante, dynamisent une musique savante qui fait parler le groove. Stephan Crump joue beaucoup de notes sur sa contrebasse. Marcus Gilmore multiplie les rythmes impairs et fractionnés. Une polyrythmie souple et mobile conduit Vijay Iyer à repenser le vocabulaire pianistique pour le plonger dans la modernité.
PHOTOS © Pierre de Chocqueuse -
Gregory Porter © Philippe Etheldrède.