Malgré le froid et la neige, le blogueur de Choc emmitouflé dans un épais manteau de laine arpente les clubs et les salles de concert de la capitale pour vous rendre compte de la pluralité des jazz que l'on peut y entendre. Musiciens ou groupes y travaillent sans filet. Les fausses notes y sont tolérées. Le critique se fait tolérant. Surtout l’hiver. Il y fait chaud. On s’y attarde, bien à l’abri du temps de chien qui règne dehors, les oreilles remplies de musiques que l’on connaît par les disques, des thèmes sur lesquels se greffent des improvisations aussi excitantes que nouvelles, un même morceau pouvant servir de support à des milliers d'autres dans un club de jazz, lieu oh combien propice à d'inoubliables et éphémères créations.
SAMEDI 2 février
Retrouver le Hadouk Trio dans une salle parisienne, fusse t’elle la Salle Gaveau dont le décor convient mal à sa musique métissée et planante, c’est passer un bon moment avec des musiciens qui ont l’habitude de jouer et de partager leurs créations ensemble. Le groupe existe depuis une dizaine d’années et s’est constitué un vaste répertoire dont il reprend sur scène les pièces les plus attractives : Baldamore, Train Bleu des Savanes, Dragon de Lune, Barca Solaris, mais aussi Lomsha, Babbalanja et Soft Landing, trois morceaux de “Air Hadouk” un disque de 2009, le plus récent du trio dont un nouvel album est attendu pour la fin de l’année. Une grande variété de timbres résulte du mariage des instruments de nombreux continents que pratiquent nos trois musiciens. Loy Ehrlich assure au hajouj, basse à trois cordes des gnawas, tout en prenant soin des claviers. Le kit de batterie de Steve Shehan est un étrange bric-à-brac de percussions d’origines diverses. Steve utilise une étrange pédale charleston dont on aimerait connaître le mécanisme. Il joue souvent avec les mains, ses doigts agiles se faisant miel au contact du hang, sphère métallique dont les sonorités évoquent le steel drum de Trinidad et le métallophone balinais. Didier Malherbe, le troisième homme, excelle au doudouk, sorte d’hautbois arménien fabriqué dans un bois d’abricotier, et apporte à la musique une saveur sonore aussi fruitée que délectable.
MARDI 12 février
Par manque de couverture médiatique, l’existence de Ronin reste aussi confidentielle que les contenus des coffres de son pays d’origine. Sa musique constitue pourtant un trésor inestimable qui ne demande qu’à se faire connaître de tous. Bien que complets les deux soirs, les deux concerts que Ronin donna au Centre Culturel Suisse de Paris ne permirent qu’à un petit nombre de parisiens avertis de découvrir un groupe possédant de précieux atouts pour séduire un public autrement plus large que celui du jazz. L’élément le plus important dont dispose le quintette zurichois – réduit à un quartette pour ces concerts parisiens – est probablement le groove, une pulsation irrésistible qui porte et soulève la musique. Constamment sous-tension, cette dernière repose sur de savantes métriques répétitives, des rythmes pairs et impairs souvent entremêlés au sein de modules non dénués de perspectives mélodiques. Peu éclairée par des spots dont jaillissent parfois des lumières blanches aveuglantes, la formation joue une musique architecturée qui nécessite une mise en place chirurgicale. Au claviers (acoustiques et électriques), Nik Bärtsch contrôle le flux rythmique qui, malgré l’absence des percussions d’Andi Pupato, bénéficie de l’efficacité redoutable de Kaspar Rast son batteur. Sha joue surtout de la clarinette basse (il pratique aussi le saxophone alto). Enfin, Thomy Jordi, le nouveau bassiste, tient un rôle essentiel dans cette musique hypnotique jouée en temps réel sans overdubs et boucles préenregistrées.
MERCREDI 13 février
Le New Morning accueillait Eliane Elias et Marc Johnson en trio avec Joe La Barbera. Une affiche alléchante car Marc et Joe furent tous deux membres du dernier trio de Bill Evans, à la fin des années 70. Ce sont eux qui accompagnent le pianiste à l’Espace Cardin le 26 novembre 1979, concerts publiés sous le nom de “The Paris Concert, Edition One & Two” et qui comptent parmi les plus beaux disques de cette époque. Eliane et Marc ont rendu hommage à Evans en 2008 dans “Something for You”, un disque en trio avec Joey Baron à la batterie dans lequel la pianiste se fait également chanteuse. Elle possède une voix agréable et ses reprises en portugais (sa langue maternelle) lui ont valu une renommée auprès d’un public plus large que celui du jazz. Les albums qu’elle publie depuis quelques années pour Blue Note accordent une place prépondérante à son chant. C’est pourtant la pianiste qui impressionne l’amateur de jazz. Publié l’an dernier sous les noms de Marc Johnson & Eliane Elias, “Swept Away” (ECM) met en valeur les couleurs de son piano, ses phrases qui n’ignorent rien du blues. De longues études de piano classique lui ont apporté un bagage harmonique appréciable et elle sait habiller un thème, lui donner poids et relief. Son concert parisien fut toutefois une déception. Tendue, trop nerveuse, la belle Eliane ne parvint pas ce soir là à faire respirer sa musique, à huiler par l’émotion un jeu trop mécanique malgré la paire rythmique Johnson / La Barbera à ses côtés, ce dernier assurant un soft drumming d’une rare délicatesse aux balais. Les meilleurs moments furent la fin du second set et les quelques morceaux d’Antonio Carlos Jobim et de Gilberto Gil qu’elle chanta. Puisse-t-elle nous revenir en meilleure forme pour nous faire entendre son vrai piano.
VENDREDI 15 février
Le New Blood Quartet, nouvelle formation d’Aldo Romano mit le feu au Sunside à travers la musique de “The Connection”, une pièce de théâtre de Jack Gelber créée en 1959, mais aussi un disque du pianiste Freddie Redd enregistré pour Blue Note en février 1960 avec Jackie McLean au saxophone alto. La pièce bénéficia d’une version française l’année suivante. Aldo interprétait un batteur portoricain déjanté. Il jouait aussi au sein du quartette de McLean au Chat qui Pêche. Pour rejouer cette musique qui l’obsédait depuis des années, il lui fallait un altiste capable de souffler l’énergie du hard bop, d’en connaître parfaitement le vocabulaire. Sa découverte de Baptiste Herbin fut l’étincelle qui donna jour au projet, le sang neuf qui lui permet de le mener à bien. Baptiste se révèle étonnant dans ce répertoire aux tempos acrobatiques. Pendant quelques heures, le public du Sunside se vit plonger dans l’âge d’or que connut le jazz entre 1955 et 1965, décade prodigieuse dont les chefs-d’œuvre se ramassaient à la pelle. Complétant idéalement la formation, le jeune pianiste Alessandro Lanzoni montra également un savoir-faire impressionnant au piano et Michel Benita tout sourire faisait chanter à sa contrebasse les notes d’un plaisir non dissimulé de jouer pareille musique.
Au Sous-sol, le Sunset accueillait le même soir l’excellent trompettiste Fabien Mary qui confirma son attachement aux traditions du jazz dans un récital en quartette faisant une large place aux standards, un répertoire souvent associé à des trompettistes, à Kenny Dorham, Dizzy Gillespie qu’il se plaît à reprendre. Fabien n’oublie jamais de swinguer. Ses improvisations mélodiques sont toujours portées par des rythmes aussi légers qu’efficaces, la section rythmique comprenant Fabien Marcoz (contrebasse) et Pete Van Nostrand (batterie). Bien que jouant sur un piano droit, Steve Ash nous régala par les accords d’un jeu mobile et souple et improvisa brillamment nous offrant une large palette de couleurs inattendues.
LUNDI 18 février
Sous-médiatisé, ne bénéficiant pas de tourneur, ses disques ne possédant pas de distribution régulière, le pianiste Ignasi Terraza reste quasiment inconnu des amateurs de jazz français. Il entreprit de sérieuses études classiques avant de se mettre au jazz deux ans plus tard et de donner des concerts dès 18 ans. Depuis, il parcourt le monde. Si les deux Amériques, l’Asie et bien sûr de nombreux pays européens font fête à son piano, la France l’ignore, préfère les stars préfabriqués aux vrais talents. Ignasi Terraza rassure. Il reste attaché à la grammaire, au vocabulaire du jazz et joue un piano en voie de disparition, enseveli par de purs harmonistes qui oublient trop souvent le swing, et l’importance du blues. S’il doit beaucoup aux musiciens qu’il a écoutés et qui l’ont précédé, il s’est forgé un discours personnel, possède une main gauche souple et mobile qui lui permet des improvisations osées aux lignes mélodiques attractives. Il reprend de nombreux standards, les réinvente avec goût, une modernité de bon aloi. Son répertoire comprend également des compositions personnelles, des pièces finement écrites avec de vrais thèmes pour nourrir ses solos. Pierre Boussaguet (contrebasse) et Esteve Pi (batterie) ont enregistré avec lui un album à Bangkok en octobre 2010. C’est ce même trio qui accompagnait Terraza au Duc des Lombards pour en jouer de larges extraits. Oscar’s Will écrit en hommage à Oscar Peterson, Under the Sun un calypso, une Emotional Dance abordée sur un rythme de samba, Les dotze van tocant, un traditionnel catalan et Cançó num.6, une pièce de Federico Mompou, compositeur lui-aussi catalan qu’affectionne les jazzmen, furent les moments forts d’un concert inoubliable.
SAMEDI 23 février
Brad Mehldau et Kevin Hays Salle Pleyel dans un concert de “Modern Music”, pour reprendre titre de l’album que les deux pianistes ont enregistré en octobre 2010. Un disque largement consacré à des œuvres du compositeur Patrick Zimmerli, des pièces écrites nécessitant des partitions, certaines d’entre-elles, proches de la musique répétitive, fonctionnant mieux que d’autres. Je pense à Crazy Quilt, à son thème aérien et mélodique qui ménage de belles séquences aux deux pianistes. Ces derniers jouèrent toutefois bien d’autres morceaux, se livrant à des échanges pianistiques fructueux. Le concert commença par une brillante improvisation, Mehldau installant un ostinato rythmique dans les graves, Hays jouant le thème avant d’assurer à son tour la cadence, longues gerbes de notes colorées et fleuries, le discours se faisant capiteux et suave. Nos deux pianistes jouèrent aussi leurs propres compositions, Unrequited (de Brad) et Elegia (de Kevin), toutes deux incluses dans l’album. Exposée par lui-même en solo, celle de Kevin traduit sa connaissance du répertoire classique, son piano baignant dans des harmonies qu’auraient appréciées Gabriel Fauré et Claude Debussy. Si Mehldau introduisit Unrequited, Hays s’en empara et le porta vers la lumière avant que Brad ne lui confère un tempo plus lent et mélancolique. A des échanges intenses succéda la plénitude d’une musique apaisée. Egalement au programme, une poignée de standards dont une relecture de Caravan, tricotage savant de notes serrées générant le swing, un balancement qui sied au jazz, et une reprise émouvante de When I Fall in Love, Brad faisant intensément respirer ses accords, Kevin se glissant sans peine dans le tissu poétique pour achever d’en broder les notes. Les deux hommes ce soir-là se complétaient à merveille.
Photos © Pierre de Chocqueuse