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27 octobre 2011 4 27 /10 /octobre /2011 09:40

Philippe-Aerts.jpgTrois jours de concerts à l’Abbaye de Neumünster, dans le Grund, l’un des vingt-quatre quartiers de la ville de Luxembourg. Naguère mal famé, c’est aujourd’hui un endroit branché qui regorge de cafés, de bonnes adresses et de bons restaurants. Situé dans le profond ravin où Neumünster la nuitcoule l’Alzette, rivière associée à la Mélusine de la légende, le Grund n’est qu’à quelques minutes de la ville haute. On la rejoint à pied par le Bisserwee, rue de l’époque romaine ou par l'ascenseur qui mène à la place Saint-Esprit. Impliquée dans de nombreux échanges culturels, l’Abbaye de Neumünster s’ouvre aux scènes limitrophes, accueille les musiciens des pays voisins, l’Allemagne, la Belgique et la France. Transformée en Centre Culturel en 2004, elle abrite depuis 2007 l’Autumn Leaves Festival. Les concerts se déroulent Neumünster, parvis la nuitdans la brasserie et pour les plus importants dans la salle Robert Krieps (283 places) de l’autre côté du parvis balisé la nuit comme un aérodrome. Invités et musiciens logent dans un troisième édifice aux murs épais qui servit longtemps de prison. Ancien ministre de la culture et de la justice, Robert Krieps y fut enfermé par les nazis. Le bâtiment a été complètement restauré, les cellules voûtées transformées en studios et en Neumünster, corridorsappartements. Invité par Raymond Horper, directeur administratif et financier de l’abbaye et secrétaire du JAIL (Jazz in Luxembourg), j’occupe l’une des plus grandes et malgré sa salle de bain et son confort moderne, l’endroit reste austère et chargé d’un muet écho martial, comme s’il conservait la mémoire de son sombre passé.

 

 VENDREDI 14 octobre

Le quartette du vibraphoniste luxembourgeois Pascal Schumacher ouvrit les festivités festivalières. La formation existe depuis 2002. Outre Pascal, elle comprend le pianiste allemand Franz von Chossy, le belge Christophe Devisscher à la contrebasse et le batteur allemand Jens Düppe. Peu connue en France, elle a enregistré six albums. Moins réussi que “Silbergrau” enregistré en P. Schumacher & Ch. Devisscher2007 avec Jeff Neve au piano, l’ambitieux “Bang My Can”, le dernier en date, souffre d'une trop grande dispersion musicale. Ce travail d'écriture qui s'écarte parfois du jazz donna lieu à une prestation très soignée sur un plan formel. Pascal Schumacher cherche à mélanger les genres et n’y réussit qu’imparfaitement. Souvent basée sur de longs crescendos, sa musique cinématique emprunte au rock des rythmes binaires qui l’alourdissent sans pour autant la rendre originale. Le vibraphoniste envisage pourtant de manière personnelle le son de son instrument. Couplé à des effets électroniques, son vibra captive par ses timbres cristallins. Franz von Chossy n’a pas la personnalité d’un Jeff Neve auquel il succède, mais son piano met en valeur le vibraphone de Pascal, en prolonge avec bonheur les travaux. Avec un contrebassiste à la sonorité ample et profonde, un batteur subtil rythmant en douceur les phases contrapuntiques de la musique qui s’inspire souvent de l’indémodable Jean-Sébastien, le groupe a assurément la capacité technique de satisfaire ses ambitions. 

 

Al-Foster.jpgUn peu plus vieux chaque année, Al Foster n’a pourtant rien perdu de sa technique, pratique même un jeu moins économe, comme si son énergie, plus grande que par le passé, témoignait d’une jeunesse retrouvée. Le batteur dispose de la contrebasse ronronnante du fidèle Doug Weiss, d’un pianiste très capable, Adam Birnbaum, qui s’efface pour mieux servir la musique et surtout d’un saxophoniste qui sait raconter une histoire, cisèle ses notes et met la pression au bon moment. Marcus Strickland (car c’est de lui dont il s’agit) remplaça Eli Degibri à Luxembourg, la musique, du hard bop, y Marcus Stricklandgagnant en plénitude jazzistique, en finesse harmonique. Le programme annonçait un « tribute to Joe Henderson ». Il n’en fut rien. Al débuta par une version de So What, laissant le soin à ses musiciens de personnaliser et moderniser le répertoire. Jouant ses propres compositions parmi lesquelles un calypso naguère enregistré par Blue Mitchell, le batteur nous donna une version réjouissante de Chameleon, le tube funky d’Herbie Hancock. Le quartette nous régala aussi de quelques ballades, pain béni pour Strickland dont les notes peuvent acquérir la douceur du velours. Le sourire jusqu’aux oreilles, Al, aux balais, marquait les temps avec gourmandise, comme un jeune homme espiègle.

 

C’est dans la brasserie de l’Abbaye transformée en club que Bassdrumbone se produisit peu après. Tromboniste véloce, Ray Anderson tire une Ray Andersongrande variété de sons de l'instrument, étrangle ses notes, les fait chanter et gronder. Mark Elias à la contrebasse offre à cette musique collective de sacrés coups d’archet. Complétant le trio, Gerry Hemingway rythme et commente une musique mouvante et ouverte, presque entièrement improvisée. Le groupe n’hésite pas à prendre des risques, propose de longues séquences fébriles, alternance de moments calmes, de temps forts, de secousses inattendues. Une formation à découvrir sur scène, à saisir dans le feu de l’action. Elle existe depuis 1977 et ses membres, soudés comme les trois doigts de la main gauche de Django, s’autorisent une aventure musicale d’une grande diversité.

 

SAMEDI 15 octobre

Stefano-Bollani.jpgUne soirée « italienne » pour la nombreuse communauté transalpine résidant à Luxembourg. Une aubaine pour les amateurs de piano qui purent applaudir en première partie de programme le trio danois de Stefano Bollani  avec Jesper Bodilsen à la contrebasse et Morten Lund à la batterie, la meilleure paire rythmique scandinave. Ils se sont rencontrés en 2002 à Copenhague lors de la remise du JAZZPAR Prize à Enrico Rava et ont enregistré trois albums. Le plus connu, le dernier en date, n’est pas le meilleur. “Mi ritorni in mente” (2003) et “Gleda” (2004) reflètent mieux la cohésion, la musicalité généreuse de la formation qui occupe la scène de la salle Robert Krieps. Pour imaginer une musique plus ouverte, les trois hommes décident au dernier moment de leur répertoire. Jesper-Bodilsen.jpgL’improvisation est plus spontanée. La musique vit et respire grâce à la qualité de leurs échanges. Le piano semble se nourrir des accords, des harmonies de la contrebasse qui se plaît à faire chanter les thèmes. Le dialogue est tout aussi fertile avec le batteur. A l’occasion, le piano, mais aussi le tabouret du pianiste se transforment en instruments percussifs. Du premier, Bollani pince les cordes métalliques de la table d’harmonie, en martèle le coffrage. Son avant-bras droit traumatise le clavier. Sa main gauche fait jaillir des graves puissantes. Avec les pieds du second, il martèle le sol pour en tirer des rythmes. Il chante aussi, reprend Billie Jean de Michael Jackson, en donne une version lente et envoûtante, invente des mots, des onomatopées. Il joue des Morten-Lund.jpgvalses, du stride, du blues, pratique un piano rubato et espiègle. Ses cascades de notes arpégées donnent le vertige. Certes, Bollani en fait trop, mais lorsqu’il parvient à contrôler son trop plein d’énergie, à la mettre au service de la musique, et à s’effacer derrière elle pour lui laisser la première place, il fait réellement des miracles. Le pianiste fougueux et virtuose excelle ainsi dans les ballades dont il effleure les notes et fait couler le miel. Son toucher élégant et sensible, le poids émotionnel qu’il leur donne nous rend précieux une large partie de son répertoire. Une longue improvisation de rêve en solo, Dom de iludir de Caetano Veloso en rappel, le trio souvent en état de grâce nous offrit des moments de grand bonheur.

 

Stefano-di-Battista.jpgStefano di Battista a du succès, des fans et plaît aux femmes. “Woman’s Land” son dernier disque leur est consacré, des portraits de femmes réelles (Coco Chanel, Anna Magnani), virtuelles (Lara Croft) ou fictives (Molly Bloom, l'épouse de Leopold Bloom dans l’Ulysse de Joyce correspondant à la Pénélope de “L’Odyssée”). Soigneusement arrangée, la musique bénéficie de trois instruments mélodiques qui sur scène dialoguent fréquemment et disposent d’un vaste espace de liberté pour s’exprimer. C’est d’ailleurs les solos que l’on admire dans ces compositions parfois Jonathan-Kreisberg.jpgcomplaisantes qui se nourrissent de nombreux emprunts. Le thème de Coco Chanel fait penser à du Nino Rota, le funky Valentina Tereskova (la première femme cosmonaute) ressemble à du John Barryet Molly Bloom, une valse, est un habile démarquage de My Favorite Things, dont Stefano cita explicitement la mélodie au soprano. Ce dernier tire de l’instrument des sons sensuels et voluptueux, sait raconter des histoires mélodiques et séduisantes. Si le piano d’Olivier Mazzariello est surtout décoratif, Jonathan Kreisberg, le guitariste, impressionne par sa vélocité, la richesse de ses timbres, de ses effets sonores (notamment dans Anna Magnani et Coco Chanel, son instrument sonnant alors comme un banjo). Si la musique de Stefano di Battista manque un peu de profondeur, elle embrasse dans la joie et la bonne humeur de larges pans de l’histoire du jazz. Ella Jeff-Ballard.jpg(Fitzgerald) et Lara Croft relèvent du hard bop. Coco Chanel nous ramène aux années du stride et du charleston et Madame Lily Devalier (qui travailla sur les essences des parfums) sent bon le blues. La section rythmique pousse les solistes à se surpasser. Bien que trop discret, Francesco Puglisi fournit un gros travail à la contrebasse. Batteur puissant et instinctif, Jeff Ballard dynamise une musique qui passe bien en concert.

 

Mdungu.jpgRetour à la brasserie pour une toute autre musique, un appel à la danse pour les insomniaques et noctambules invétérés. Créé en 2003 par le saxophoniste Thijs van Milligen, Mdungu rassemble neuf musiciens de quatre pays, Hollande, Luxembourg, Espagne et Gambie. Influencé par l’Afrique, ses danses et ses transes, porté par des saxophones musclés alto, ténor et baryton), des guitares électriques saturées et outre un batteur, comprenant deux percussionnistes, le groupe déménage, balance joyeusement une musique funky, propose ska, reggae, jive, puise ses influences jusqu’en Afrique du Sud (marabi, mbaqanga) et mêle les genres dans un pandémonium torride et bon enfant.

 

DIMANCHE 16 octobre

Ivan-Paduart-Trio.jpgPas facile de réunir un public attentif un dimanche matin à 11h30 dans une brasserie où sont encore servis des petits-déjeuners à des amateurs de jazz qui sortent à peine de leur lit. Par la richesse de sa musique, la qualité de son swing, le trio d’Ivan Paduart parvint pourtant à éveiller l’intérêt des plus endormis. Méconnu en France, il a pourtant joué avec Tom Harrell, Toots Thielemans, Philip Catherine, Claude Nougaro, Rick Margitza, Bob Malach, Fay Claassen et David Linx. Sa rencontre avec Michel Herr en 1985 le persuada de devenir pianiste de jazz. Ivan Paduart compose et arrange ses musiques, des compositions impressionnistes d’une grande Philippe-Aerts--b-.jpgrichesse harmonique. Son piano aux notes délicates doit beaucoup à Bill Evans, il admire beaucoup Fred Hersch et consacra un disque entier à ses compositions. Le lieu dans lequel le trio se produit de si bon matin ne dispose que d’un piano droit ce qui n’est pas idéal pour un musicien de cette envergure. Très vite on n’entend plus l’instrument, mais seulement le pianiste, qui captive par sa musique solaire que sert un toucher délicat. Pour accompagner son univers poétique, deux complices de longue date, Philippe Aerts dont les lignes précises de sa contrebasse servent idéalement sa musique et Dré Pallemaerts, batteur expérimenté que les amateurs qui fréquentent les clubs de jazz parisiens connaissent bien. Ivan a enregistré avec eux en 2003 “Blue Landscapes”, une de ses grandes réussites. Souhaitons l'écouter plus souvent.

 

Mario-Stantchev.jpgJe retrouve la salle Robert Krieps pour le concert gratuit d’un quartette réunissant trois musiciens d’origine bulgare, le pianiste Mario Stantchev, le flûtiste Theodosii Spassov et le batteur Boris Dinev. Bien connu de la scène jazz luxembourgeoise, Rom Heck le quatrième homme se sert hélas d’une basse électrique, et son jeu funky trop influencé par Jaco Pastorius ne convient guère à la musique bulgare mâtinée de jazz qui nous est proposée. Spassov joue du kaval, une flûte à huit trous, et instaure de plaisants dialogues avec Stantchev, pianiste installé dans le sud de la France qui possède un solide métier et beaucoup d’expérience. Monotone, peu varié sur le plan des timbres, ce folklore jazzistique ne m’a guère convaincu.

 

Die-Enttauschung.jpgLe temps m’a manqué pour assister à l’intégralité du concert que donnait le groupe allemand Die Enttäuschung à la brasserie. Axel Dörner (trompette), Rudi Mahall (clarinette basse), Jan Roder (contrebasse) et Uli Jennessen (batterie) jouent le jazz qu’Ornette Coleman et Don Cherry pratiquait au début des années 60, une musique libre, mais structurée et organisée. Si elle n’est pas neuve, elle reste toutefois plus moderne qu’une bonne partie du jazz qui se crée aujourd’hui. J’ai entendu du rire, de l’humour dans ces comptines allègres, ces mélodies changeantes comme un ciel d’Ecosse, ces improvisations collectives au sein desquelles les couinements, râles et dissonances des souffleurs sont étroitement liés à un flux musical pour le moins tempétueux.

Photos © Pierre de Chocqueuse       

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