DIMANCHE 27 novembre
Rickie Lee Jones jouant “Pirates” Salle Pleyel, belle occasion de se souvenir. C’était en 1981, en été, que l’album vit le jour. Sa pochette, une photographie de Brassaï en noir et blanc n’avait rien à voir avec celle de son premier disque paru deux ans plus tôt, un cliché en couleur, la montrant portant béret, cigarillo aux lèvres et cheveux plein les yeux. Enfant de la balle, Rickie Lee Jones, 24 ans, s’était fixée à Los Angeles, tournait dans les bars de Venice et composait des chansons. L’une d’entre-elles, Easy Money, lui avait ouvert les portes des disques Warner Bros. Sobrement intitulé “Rickie Lee Jones”, ce premier opus la catapulta vers le succès. Il contient d’excellentes chansons autobiographiques – les célèbres Chuck E’s In Love, The Last Chance Texaco, et Danny’s All-Star Joint – et de solides musiciens l’accompagnent – Ernie Watts, Tom Scott, Victor Feldman, Red Callender, Steve Gadd. Sa voix haut perchée de petite fille au timbre légèrement éraillé évoque un peu Blossom Dearie, sa musique, un mélange de soul, de folk et de blues, se teintant souvent de jazz. Arrangé par Johnny Mandel, Company en dégage le parfum. On attendait beaucoup de cette nouvelle Joni Mitchell, une poétesse capable comme cette dernière d’émouvoir par le choix de ses mots. “Pirates” ne nous fit pas regretter notre attente, bien que le ton en soit plus sombre. La fin de sa relation avec Tom Waits le rend désenchanté. A Lucky Guy en porte la blessure. Partiellement conçu à New York, achevé et enregistré dans un studio de L.A., il bénéficie d’une production très soignée. On y retrouve Tom Scott, Victor Feldman, Steve Gadd auxquels s’ajoutent David Sanborn, Randy Brecker, Chuck Rainey, Donald Fagen de Steely Dan et Russell Ferrante des Yellowjacquets. Les arrangements de cordes qui colorent certaines plages sont confiés à Nick DeCaro et Ralph Burns. Woody and Dutch on the Slow Train to Peking, un hommage joyeux au be-bop, laissait supposer une orientation plus jazz de sa carrière. Contenant des reprises émouvantes de Lush Life et de My Funny Valentine, “Girl at Her Volcano”, un recueil de sept chansons publié en 1983, le confirma. Séduite, l’Académie du Jazz lui décerna un « Prix du Jazz Contemporain ». La chanteuse qui s’était installée à Paris fit la couverture de Jazz Hot. Son flirt avec le jazz se poursuivit en 1991 avec “Pop Pop”, un album acoustique enregistré avec Joe Henderson et Charlie Haden.
Rickie Lee Jones retrouvait donc Paris pour offrir à son public qui remplissait la Salle Pleyel les chansons de ses deux premiers disques. Avec elle, deux cuivres (trompette et trombone) et un saxophoniste. On les entendit peu, mais ils trempèrent Young Blood, Danny’s All-Star Joint, Woody and Dutch et Pirates dans un grand bain de soul. Un quintette occupait la scène le reste du temps, les claviers de Tom Canning (il fut le pianiste d’Al Jarreau à ses débuts) palliant l’absence des cordes. Jeff Pevar assura les chorus de guitare électrique, la guitare basse étant confiée à Reggie McBride un des spécialistes de l’instrument. Il en joue dans “Fulfillingness’ First Finale” de Stevie Wonder et travailla avec James Brown et B.B. King. S’accompagnant à la guitare, mais le plus souvent au piano, la chanteuse ne cacha pas son plaisir d’être à nouveau parisienne. Le responsable de la sono mit trop de réverbération dans une voix qu’elle possède un peu plus rauque, mais l’émotion restait intacte et avec elle une fragilité rendant touchantes ses chansons tant aimées.
Rickie Lee Jones(chant), Jeff Pevar (guitares), Tom Canning (claviers), Reggie McBride (basse électrique), Johnny Friday (batterie), Jamelle Williams (trompette), Andrew Lippman (trombone), Scott Mayo (saxophones).
SAMEDI 3 décembre
Le studio Charles Trenet de Radio France accueillait Patrice Caratini et son Jazz Ensemble dans un programme entièrement consacré à André Hodeir. Patrice qu’il appréciait avait enregistré en 1993 son Anna Livia Plurabelle, cantate pour deux voix de femmes et orchestre de jazz. Il lui avait confié ses partitions quelques mois plus tôt à l’occasion de son 90ème anniversaire et aurait sûrement aimé être présent à ce concert prévu de longue date. Madame André Hodeir s’était bien sûr déplacée pour cet hommage rendu à son époux disparu le 1er novembre. Martial Solal était présent lui aussi. Il tient le piano dans la plupart des morceaux des albums “Kenny Clarke’s Sextet Plays André Hodeir” (1957) et “Jazz et Jazz” (1960), et lui consacra un disque entier en 1984, “Solal et son orchestre jouent André Hodeir” (Carlyne). Empruntant à Bobby Jaspar ses musiciens, André Hodeir fonda en 1954 le Jazz Group de Paris, nonette à géométrie variable constitué par des musiciens capables de jouer ses partitions difficiles. Patrice Caratini dut longuement faire répéter sa formation pour qu’elle puisse les jouer avec fluidité et fidèlement les recréer. On connaît les enregistrements souvent anciens qui en ont été faits. Redécouvrir dans de quasi parfaites exécutions Bicinium, Oblique (un thème canonique en 16/16), réentendre ses arrangements de Jordu et de Criss Cross, fut un émerveillement. D’une modernité inaltérée, ses musiques procurent un bonheur d’écoute que l’on n’aurait pas cru possible au regard des difficultés posées par les partitions, André Hodeir allant jusqu’à écrire les chorus de ses solistes. Patrice Caratini s’accorda toutefois la liberté de laisser improviser Claude Egea dans On a Riff, un riff de quatre mesures qui, pour reprendre les propos du compositeur, « change de forme, se brise, passe de l’unisson à deux, puis trois voix en une intensité croissante, (…) enfin se pulvérise, éparpille ses notes dans tous les registres de l’orchestre, pour ne se reconstituer (partiellement) que dans les dernières mesures. » Invité à tenir le piano dans cette pièce, Alain Jean-Marie s’accorda également un vrai solo dans On a Standard, variations autour de Night and Day de Cole Porter.
André Hodeir écrivit aussi de nombreuses musiques de films. Patrice Caratini et les musiciens de son Jazz Ensemble en reprirent quelques-unes. Composé pour un court-métrage sur le facteur Cheval et traversé de rythmes afro-cubains, Le Palais Idéal et ses sept parties, n’avait jamais été joué en concert. Son long solo de vibraphone intégralement écrit en est le grand moment. Bande-son de “Chute de Pierres”, un court-métrage de Michel Fano, Jazz Cantata comprend également sept parties groupées en trois mouvements. Si le vibraphone de Stéphan Caracci y occupe aussi une place de choix, la voix y est aussi à l’honneur, Caratini confiant les délicates parties de scat imaginées par Hodeir à Valérie Philippin, l’une de ses deux interprètes d’Ana Livia Plurabelle, une œuvre de 1966 que Jazz Cantata préfigure. Composition « partant à la recherche de ses visages successifs », cette Jazz Cantata marquait une nouvelle étape dans les recherches d’André Hodeir. Trop neuve, elle ne fut pas comprise. Elle l’est toujours, mais n’effraye plus. Puisse cette musique être diffusée dans les festivals de jazz et rencontrer un vaste public.
Claude Egea et Pierre Drevet (trompettes), Jean-Christophe Vilain (trombone), André Villéger (saxophone alto), Mathieu Donarier (saxophone ténor), Pierre-Olivier Govin (saxophone baryton), Stéphan Caracci (vibraphone), Patrice Caratini (contrebasse et direction) Thomas Grimmonprez (batterie). Invités : Alain Jean-Marie (piano), Valérie Philippin (voix).
Photos © Pierre de Chocqueuse