MERCREDI 27 octobre
Bien peu de monde au Duc des Lombards pour Bill Carrothers, de passage à Paris après quelques jours passés au Studio La Buissonne. Le pianiste vient d’y enregistrer un disque en solo pour Out Note, label dont Jean-Jacques Pussiau est le directeur artistique. Sa série "Jazz and the City" associe un pianiste à une ville. Bill a choisi Excelsior, petite bourgade du Minnesota dans laquelle il a passé son enfance et son adolescence et près de laquelle il habite toujours aujourd’hui. La musique, magnifique, a été totalement improvisée en studio. Il vous faudra patienter jusqu’en avril prochain pour la découvrir. Les musiciens ont parfois des comportements étranges. Après avoir étalé une serviette blanche sur ses genoux comme si des notes pouvaient y atterrir par accident, Bill Carrothers ôte ses chaussures et les pose près de lui avec un verre de bière. Les yeux clos, en chaussettes, penché très en arrière sur sa chaise à dossier (il n’utilise jamais de tabouret), il donne forme à ses rêves musicaux, joue des mélodies oniriques et troublantes, fait vibrer et respirer compositions personnelles tendres et lyriques, hymnes, pièces chorales de la grande Amérique et standards du bop qu’il affectionne. Son dernier disque est d’ailleurs entièrement consacré à Clifford Brown. Au Duc, Nic Thys (contrebasse) et Dré Pallemaerts (batterie) l’accompagnent dans ce répertoire éclectique qu’il invente, transforme et s’approprie. Pirouet tarde à sortir un album enregistré au Vanguard de New York avec la même rythmique. Bill s’y montre éblouissant. Pourquoi si peu de monde pour ce très grand pianiste ?
JEUDI 28 octobre
Consacré au répertoire d’Ella Fitzgerald, “Ella… My Dear” le dernier opus d’Anne Ducros, fait partie de ses grandes réussites. Pour en fêter la sortie, la Cigale recevait la chanteuse avec le Coups de vents Wind Orchestra, un orchestre d’harmonie du Nord - Pas de Calais, quarante-cinq souffleurs et une section rythmique. Directeur de l’Ecole de Musique de Dunkerque et ami d’enfance d’Anne, Philippe Langlet dirige ce méga big band qui possède de très belles couleurs et swingue avec une étonnante légèreté. Ciselés par Ivan Jullien invité à conduire l’orchestre le temps d’un morceau, les arrangements d’une grande finesse privilégient une écriture classique, « une constante culture du contre-chant » confie Anne à Philippe Carles dans le nouveau numéro de Jazz Magazine / Jazzman. L’orchestre ne sonne pas du tout américain, mais Anne superbe dans une robe extra longue, se livre avec le plus grand naturel à un show que Las Vegas aurait volontiers accueilli. La plupart des musiciens de son orchestre à vents ne possèdent aucune expérience du jazz. Ils placent pourtant le groove au cœur de la musique. Anne, enthousiaste, se charge de mettre la salle dans sa poche tant par la perfection de son chant que par sa gouaille, la bonne humeur qu’elle communique. Il faut l’entendre chanter divinement Stardust,Come Rain Come Shine, Laura et écouter la fluidité de son scat dans les deux medley qu’elle interprète. Reprenant l’intégralité de son disque, elle fit monter sur scène le chanteur Dany Brillant, Yannick Le Goff un très bon flûtiste de Boulogne-sur-Mer, et les guitaristes Adrien Moignard et Rocky Gresset. Regrettons seulement l’absence d’une vraie section rythmique pour accompagner Anne dans d’autres titres de son répertoire. Bien qu’allongées par des chorus (un des musiciens de l’orchestre, Guillaume Peret, joue très judicieusement du saxophone ténor dans Come Rain Come Shine) les dix chansons d’“Ella…My Dear” constituent difficilement un spectacle d’une heure et demi. Anne dut bisser certains morceaux, allonger le concert par des commentaires, converser avec humour avec le public qui lui fit un triomphe.
JEUDI 4 novembre
Pianiste injustement méconnu en France, apprécié par les musiciens afro-américains qui le considèrent un peu comme leur père spirituel, Donald Brown se distingue par un solide jeu de piano ancré dans la triple tradition du blues, du swing et du bop. Il laisse ses mains courir sur le clavier, joue beaucoup de notes chantantes, aborde avec brio des standards, mais interprète aussi des compositions personnelles de belle facture qu’aiment reprendre les jazzmen. Le Sunside l’accueillait en quartette avec Baptiste Herbin, jeune espoir du saxophone (il joue de l’alto et du soprano) et une section rythmique de choc, Essiet Essiet à la contrebasse et Marcus Gilmore à la batterie. Membre du trio du pianiste Vijay Iyer, ce dernier, probablement l’un des batteurs les plus inventifs de la planète jazz, surprend par un drumming polyrythmique d’une richesse insoupçonnée. Essiett assure le tempo et joue beaucoup d’harmoniques en solo ; Gilmore apporte à la musique des inventions rythmique qui la fait monter d’un cran. Autour de lui, l’air semble frémir, se mettre à osciller comme les cymbales qu’il caresse et martèle. Après quelques morceaux festifs, dont une version superbe de Black Orpheus (Orfeu Negro), Donald Brown cède sa place à son fils Keith, garçon bien en chair de 26 ans qui, angoissé à l’idée de monter dans un avion, peine à sortir de son Tennessee natal. Dommage, car à peine assis devant un clavier, le jeune homme se transforme en pianiste accompli. Ses mains puissantes assurent un jeu percussif trempé dans le blues, le terroir du grand Sud. Les basses sont lourdes, pesantes et confèrent à l’instrument un impact rythmique appréciable. Keith Brown fait aussi magnifiquement sonner les aigus de son piano. Son jeu virtuose n’est jamais étouffant. Il sait donner de l’air à ses notes capiteuses et solaires. Keith vient d’enregistrer un premier album à Paris pour Space Time Records le label de Xavier Felgeyrolles, un mélange de standards et de compositions originales. Essiet et Marcus en constituent la section rythmique. Invités à la séance, Baptiste Herbin et Stéphane Belmondo y ajoutent quelques chorus. Sortie prévue et attendue en mars 2011.
LUNDI 8 novembre
Manuel Rocheman Salle Gaveau avec son trio habituel, Mathias Allamane à la contrebasse et Matthieu Chazarenc à la batterie. Les morceaux qui vont être joués au cours de cette soirée présentée avec humour par le pianiste sont extraits de “The Touch of Your Lips”, son dernier album. Manuel introduit quelques invités, l’harmoniciste Olivier Ker Ourio, le chanteur Laurent Naouri, et construit habilement un programme scindé en deux parties. En trio pendant la première, en solo pendant une bonne moitié de la seconde, il réinvente son disque, repense et allonge les parties improvisées, les thèmes héritant de nouvelles harmonies. On goûte une invention constante au sein de laquelle la sensibilité va naturellement de pair avec une virtuosité bien tempérée. Inspiré, Manuel s’abandonne, joue son plus beau piano, nous captive par la richesse de ses lignes mélodiques, la fluidité de son langage pianistique. Saluons également sa section rythmique et les superbes prestations des intervenants. Compliment à Matthieu Chazarenc dont le drumming fin, précis et musical est toujours au service des solistes.
MERCREDI 10 novembre
Annick Tangora est une belle chanteuse qui possède une manière bien à elle de scatter. Elle utilise ses propres onomatopées, fait claquer sa langue contre son palais, émet des sons très musicaux avec une bouche joyeuse qui sourit facilement. Son concert se déroule tardivement au Baiser Salé. Mario Canonge (piano), Eric Vinceno (basse électrique) et François Laizeau (batterie) l’accompagnent dans un répertoire dans lequel le jazz rencontre d’autres musiques. Annick chante en espagnol, en anglais, en portugais, en italien et reprend plusieurs morceaux en français dont l’adaptation d’un thème de Milton Nascimento. Sa voix change facilement d’octave et monte dans les aigus. Egalement au programme, Moondance de Van Morrison. Son pianiste en profite pour prendre un chorus dans la pure tradition du bop. Annick chante Lune de Miel, une jolie biguine, et un thème aux couleurs afro-cubaines qui porte le titre de Maracaibo. Basse et batterie fournissent des tempos métissés. Samba, bossa-nova, rumbas, cumbia sont ainsi confiés à une section rythmique très souple qui chauffe la salle et fait perler la sueur. On se croirait sous les tropiques ! Annick Tangora a publié quatre albums sous son nom. Le dernier “Confluences”, disponible sur label Ames, est un bain de soleil pour oublier l’hiver.
PHOTOS © Pierre de Chocqueuse - Keith Brown, Keith & Donald Brown © Philippe Etheldrède