Rarement invitée à donner des concerts sur le sol français, Nathalie Loriers n’en reste pas moins une magnifique styliste du piano qui met son toucher délicat, son phrasé fluide et élégant au service de compositions mélodiques joliment colorées. Pianiste attitrée du Brussels Jazz Orchestra depuis 2002, elle se consacre à l’enseignement et fait peu de disques. La parution récente d’un nouvel album, “Les 3 petits Singes”, est une bonne occasion de mieux la faire connaître.
« J’ai commencé par étudier le piano classique. Une bonne base. Jouer Chopin, Bach, Mozart c’est aussi apprendre à faire sonner le piano de manière différente. Rien n’est négligeable. Le jazz, je l’écoutais dans des fêtes lorsque j’étais adolescente, du dixieland, me demandant comment les musiciens improvisaient, parvenaient à jouer ensemble. Mon premier concert de jazz moderne fut un concert de Steve Houben avec des cordes. J’étais en dernière année de mes humanités et je devais avoir 17 ans. Lorsque je suis entré au Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles quelques mois plus tard, je me suis inscrite à son séminaire de jazz. »
Ayant obtenu un premier prix de piano et d’harmonie jazz, consacrée meilleur jeune talent par l’Association Belge des Critiques de Jazz, Nathalie Loriers enregistre “Nympheas”, son premier disque, en octobre 1990. Charles Loos, un de ses professeurs au Conservatoire, en a rédigé les notes de pochette. « J’ai étudié deux ans avec lui. Il a payé le studio pour que je puisse faire ce disque. Philippe Aerts qui tient la contrebasse faisait partie du trio d’Arnould Massart. J’avais eu l’occasion de jouer avec sa section rythmique pour un concert qu’il ne pouvait pas assurer. » En 1993, c’est l’enregistrement de “Discoveries”, un album en quartette avec Lee Konitz, Philippe Aerts et Al Levitt : « J’ai rencontré Lee par l’intermédiaire d’un journaliste belge qui, à l’époque, organisait aussi des concerts. Il aimait bien mon piano et m’avait appelé pour que je joue avec Konitz qui venait effectuer une tournée. Après quelques concerts en Wallonie et en Flandre – on reprenait surtout des standards – nous avons enregistré le disque en studio en un après-midi. Le concert que nous avions donné la veille avait été enregistré par la VRT, la radio flamande. Sa musique était bien meilleure que celle du disque, mais la Radio Télévision Belge francophone (RTB) qui l’avait produit n’a jamais voulu que nous sortions une bande enregistrée par des flamands. Elle existe, mais où est-elle aujourd’hui ? »
La même année, Nathalie Loriers fait paraître “Dance or Die”, un disque en quartette dont Cameron Brown est le bassiste. « Je l’ai rencontré au Paradoxe, un restaurant végétarien de Bruxelles qui faisait venir des groupes. Il accompagnait Carole Tristano, Connie Crothers et Lenny Popkin. Un soir, le Dalaï Lama y est venu dîner. Nous avons dû jouer plus doucement (rires). J’écoutais alors plein de disques de Lennie Tristano et j’ai sympathisé avec Cameron. On me proposait de me produire au Festival de Jazz de Middelhim et nous avons constitué un quartette. Comme batteur, j’ai choisi Rick Hollander qui, à l’époque, jouait beaucoup avec Steve Houben et Diederik Wissels, mon ex-compagnon. Jeroen Van Herzeele complétait la formation au saxophone. Nous nous sommes retrouvés directement au studio. Brown et Hollander se sont tout de suite bien entendus. Ils venaient de la même ville, connaissaient les mêmes gens. »
C’est toutefois en trio que Nathalie Loriers parvient à élargir son audience. Avec Sal La Rocca à la contrebasse et Hans Van Oosterhout à la batterie, la pianiste enregistre en 1995 “Walking Through Walls… Walking Along Walls”, disque bien accueilli par la critique. « Nathalie Loriers cumule les atouts. De manière d’autant plus convaincante que son rapport au temps, au silence, respire une sérénité malicieuse » écrit Alex Dutilh dans Jazzman. Pour Thierry Quenum de Jazz Magazine : « La jeune pianiste y affirme une personnalité remarquable, un toucher magnifique, un sens de l’espace éblouissant. » Le trio se produit dans de nombreux concerts et festivals (Liège, Montréal, Audi Jazz Festival, Euro-Arabe Jazz Festival en Syrie et en Jordanie). Enregistré avec la même équipe, “Silent Spring” (1999) la fait connaître du public français. « Le disque est sorti sur Pygmalion, un label français, et De Werf l’a réédité. Nous avons tourné en France, en Suisse, au Japon et au Brésil et puis tout s’est effiloché, par manque d’agent probablement. » Entre-temps, Nathalie a remporté le premier Euro Django, la VRT l’a élue meilleure pianiste de l’année et l’Académie du Jazz lui a décerné le Prix Bobby Jaspar.
Dans “Tombouctou”, enregistré en 2002, trois souffleurs rejoignent son trio : « Ce sextette s’est constitué par hasard. Nous devions jouer au Brussels Jazz Marathon, sur la Grand-Place, et l’organisatrice du festival a eu peur que la musique du trio soit trop intimiste. Elle m’a donc demandé quelque chose de plus musclé. Je n’avais encore jamais écrit d’arrangements, mais j’aimais le son du sextette de Wayne Shorter dans “The Soothsayer” qui aligne deux saxophones et une trompette. Je ne voulais pas de trombone, la trompette associée à deux saxophones me semblant une combinaison plus légère. Je suis donc allée dans cette direction. Le trompettiste c’est Laurent Blondiau qui joue aujourd’hui dans la formation d’Andy Emler. Frank Vaganée qui dirige le Brussels Jazz Orchestra joue du saxophone alto. Son pianiste venait de le quitter et Frank m’a demandé de le remplacer. Je n’avais jamais joué avec un big band, mais j’ai accepté. Cela fait dix ans que j’en suis la pianiste. »
Publié en 2009, “Moments d’éternité” est également le fruit du hasard. « Un organisateur de concerts m’avait demandé d’en préparer un avec des cordes. Bert Joris s’était chargé d’écrire les arrangements. Tout était prêt lorsque, la veille du concert, le projet est tombé à l’eau. Le responsable du Bijloke, le centre culturel de Gand, l’a repris. Un quatuor à cordes, le Spiegel String Quartet, s’y trouvait justement en résidence. Nous avons enregistré la musique avec lui et la trompette de Bert Joris pour De Werf, label qui édite mes disques depuis 2002. J’ai arrangé deux morceaux et Bert tous les autres. »
Depuis 2002, Nathalie Loriers se produit fréquemment en duo avec Philippe Aerts : « Une association délicate. Le trio offre davantage de liberté, les silences étant comblés par les éléments rythmiques. C’est plus facile avec un batteur. Le groove se déplace, ne s’exprime pas de la même façon. Dans un duo tout s’entend, la contrebasse ressort beaucoup mieux. » Elle donne des cours d’ensemble et enseigne également le piano et l’harmonie jazz : « J’ai beaucoup d’élèves, je donne des leçons dans trois écoles, au Koninklijk Conservatorium de Bruxelles (le Conservatoire Royal, section néerlandaise), et dans deux académies de la communauté française, Evere et Eghezée au-dessus de Namur. Je parle flamand. J’ai dû passer un examen, du sérieux (rires). Cela représente une quinzaine d’heures de cours par semaine. Ce n’est pas évident avec les concerts que je donne, mes activités avec le Brussels Jazz Orchestra. Il y a beaucoup de répétitions, de musique à lire, à préparer. Je lis mieux la musique, mais je dois préparer. Déchiffrer au cours d’une répétition est hors de question. Il faut connaître la partition. C’est une bonne école, marathonienne, sportive. Ce sont aussi d’autres sensations. Je suis obligée d’adapter mon jeu à d’autres répertoires. J’ai beaucoup aimé jouer les musiques de Maria Schneider. Les parties de piano sont très bien écrites. Dave Liebman c’est autre chose, un coup de fouet, un ouragan. Il parvient à nous transmettre l’énergie de sa musique et tire de nous des choses surprenantes. Je ne joue pas dans “Institute of Higher Learning”, disque consacré aux musiques et aux arrangements de Kenny Werner puisqu’il tient lui-même le piano dans l’enregistrement. J’ai toutefois eu l’occasion de reprendre en concert quelques-uns de ses morceaux et je me suis prise la tête à les jouer. Nous avions quelques dates à New York dont l’une avec Kenny. J’étais dans le public et je vis qu’au lieu de jouer ces parties de piano si difficiles, il dirigeait l’orchestre. Lui même ne pouvait pas les jouer. Les parties de piano de l’album étaient des copiés-collés de studio. »
« Toutes ces activités ne me laissent pas trop de temps de faire des disques. Je suis lente et les semaines passent vite. J’ai eu envie de rejouer en trio avec Rick Hollander. Cette opportunité s’est présentée en avril 2011. Le théâtre du Méridien à Boisfort, une commune bruxelloise, nous a pris en résidence une semaine. J’ai réalisé une démo, nous avons donné d’autres concerts et enregistré le disque en novembre avec Rick à la batterie et Philippe Aerts à la contrebasse. Il s’intitule “Les 3 petits singes” et contient de nouvelles compositions sauf Jazz at the Olympics, précédemment enregistré en 2008, et La Saison des pleurs que j’ai écrit en 1993. » Vous lirez sous ma plume la chronique de cet excellent album dans le numéro de mai de Jazz Magazine / Jazzman.
Nathalie Loriers : “Les 3 petits singes” De Werf / www.dewerf.be
Concerts : le 17 mai au Festival de Dudelange (Luxembourg) – le 15 juillet au Festival de Jazz de Valjoly – le 22 juillet au Dinant Jazz Night.
Un grand merci à Raymond Horper de l’Abbaye de Neumünster (Luxembourg) pour m’avoir organisé cette interview.
Photos © Pierre de Chocqueuse